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conservent encore les traditions de la science première sentent bien que l’heure n’est pas propice à la construction des systèmes, et au lieu de travailler à accroître leurs richesses particulières, toute leur activité s’emploie à dresser l’inventaire du patrimoine commun. On a vu, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, de grands édifices s’élever jusqu’aux cieux, puis un tremblement de terre est venu, et bien des murailles ont croulé ; que reste-t-il au milieu de tant de débris ? Quels sont les fondemens qui ont résisté au choc ? Voilà ce que se demandent des disciples fidèles, et tandis que les uns s’appliquent à restaurer le stoïcisme de Kant, tandis que les autres essaient de relever, en la rectifiant, la psychologie audacieuse de Fichte, ceux-ci remettent en lumière quelques-unes des poétiques inspirations de Schelling, ceux-là s’efforcent de concilier l’effrayant panthéisme de Hegel avec les éternelles croyances du genre humain. Les jeunes hégéliens, dans leur violence révolutionnaire, se vantaient d’avoir mis en poussière la doctrine de leur maître et détruit à jamais toute philosophie ; des mains studieuses travaillent de tous côtés à restaurer les ruines, des disciples dévoués entreprennent de prouver à l’Allemagne que ses plus grands génies n’ont pas dissipé en chimères les trésors de leur intelligence. Divisés sur bien des points, une même pensée les anime : c’est que dans la situation générale du XIXe siècle, dans la condition particulière des nations allemandes, un peuple sans métaphysique sera bientôt victime de l’impiété brutale ou de la superstition aveugle. La religion n’est donc pas moins intéressée que la science à cette œuvre de réparation philosophique, et il est impossible en effet de méconnaître un véritable sentiment religieux chez la plupart des hommes qui portent aujourd’hui la parole au nom des intérêts de la raison. L’histoire, la critique, la rectification des doctrines métaphysiques depuis Kant jusqu’à Hegel, telle est en ce moment la grande affaire des philosophes.

Parmi les hégéliens qui ont compris leur tâche de cette manière, je citerai au premier rang M. Edouard Erdmann, professeur à l’université de Halle, et M. Charles Rosenkranz, qui depuis longues années déjà représente la philosophie à Kœnigsberg. Tous deux sont des hommes de beaucoup d’esprit ; ce sont des intelligences vives, alertes, assez dégagées des subtilités scolastiques et très en mesure d’intéresser le public aux choses les plus ardues de la science. Sénèque reprochait à la philosophie de son temps de former des hommes pour les disputes de l’école et non pour les combats de la vie ; scholæ, non vitæ, docemus. M. Rosenkranz et M. Erdmann semblent avoir constamment présentes à l’esprit les paroles de l’ami de Lucilius ; ils enseignent à penser et à vivre. J’ai déjà signalé ici les curieux travaux que M. Rosenkranz a consacrés à la réforme de la doctrine de