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plus hardies quelques sentences dictées par de cruels souvenirs. Il n’est donné à personne de s’oublier complètement, même en dessinant des personnages qui ne relèvent pas de la réalité. Le poète a beau quitter la terre pour le séjour des dieux, tracer pour le maître de l’Olympe un rôle de fourbe et pour Mercure un rôle d’entremetteur : il ne peut se dégager pour longtemps de ses souffrances morales. Sa vie personnelle intervient malgré lui, souvent même à son insu, dans le travail de son imagination ; il veut rire, il veut égayer ceux qui l’écoutent, et l’amertume se laisse deviner dans ses plus joyeuses railleries. Le don comique est à ce prix. Pour saisir, pour exprimer le ridicule, il faut avoir connu par soi-même le mensonge des promesses, et Molière possédait cette science que les livres n’ont jamais enseignée.

Ce que j’admire dans Amphitryon, c’est l’alliance de la fantaisie et de la raison. Le directeur du Théâtre-Français a donc agi sagement en remettant au répertoire cette comédie négligée depuis trop longtemps. Les poètes de notre temps qui se disent amans de la fantaisie se croient volontiers obligés de témoigner pour la raison un dédain absolu. S’ils prennent la peine d’aller entendreAmphitryon, ils comprendront qu’il n’est pas impossible de concilier l’imagination la plus hardie avec le bon sens le plus sévère et le plus clairvoyant. La fable de cet ouvrage, que Plaute n’a pas inventée, repose sur une donnée qui n’a rien de réel ; l’auteur ne prend aucun souci de la vraisemblance. La donnée une fois admise, et le spectateur l’accepte volontiers dès qu’il connaît les noms des personnages, l’action n’étonne pas, tant il y a de naturel dans le développement des caractères. À l’exception du dénoûment, qui est une nécessité, il n’y a pas une scène qui ne s’accorde avec les idées communes. C’est ce qui a fait le succès d’Amphitryon dès le premier jour, ce qui a charmé les contemporains de Molière, ce qui plaît aux spectateurs d’aujourd’hui. La fantaisie ainsi comprise n’effarouche personne. Pour écouter Mercure et Sosie, Alcmène et Jupiter, on n’est pas obligé d’oublier ou de répudier toutes les notions dont se compose la vie de l’intelligence : c’est pour l’auditoire et pour le poète un immense avantage.

Quant au style d’Amphitryon, s’il n’est pas toujours d’une irréprochable pureté, il étonne constamment par la souplesse et la variété. Les images, les comparaisons se pressent sous la plume de l’auteur, et font du dialogue un singulier mélange de poésie charmante et de détails familiers. Je ne connais guère que La Fontaine dont la manière rappelle parfois le style d’Amphitryon, Cependant, pour dire toute la vérité, je dois avouer que le fabuliste parle une langue plus châtiée que Sosie. Les négligences qu’un œil exercé découvre sans peine dans cet ouvrage peuvent servir à expliquer un jugement de La Bruyère qui serait pour nous une énigme impénétrable, si nous ne consultions que le Misanthrope et les Femmes savantes. Tout en rangeant Molière parmi les plus habiles écrivains de son temps, il lui reproche de tomber parfois dans le jargon. L’expression nous paraît dure à propos d’un tel homme. Pour peu cependant qu’on étudie et que l’on compare ces trois ouvrages, on ne s’étonne plus des paroles échappées à La Bruyère. Il y a en effet dans Amphitryon plus d’une période chargée d’expressions parasites, tandis que dans les Femmes savantes il serait bien difficile de rencontrer des expressions de cette nature. Sans pousser à l’excès la délicatesse, on peut