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pan n’a jamais répondu à son mari comme la femme du général thébain : elle n’a pas essayé de lui persuader qu’elle avait cédé au roi par surprise. Jupiter, pour avoir le champ libre, n’éloigne pas Amphitryon par la violence, mais par la ruse. Ainsi les trois personnages principaux, Jupiter, Alcmène, Amphitryon, ont pu égayer les courtisans et leur rappeler la mésaventure du marquis de Montespan, sans que Molière eût songé au mari mécontent de la nouvelle maîtresse. Si la création de ces personnages lui appartenait, je le croirais difficilement ; comme il les a pris dans la comédie de Plaute, je refuse de le croire. D’ailleurs les objections que je viens d’exposer ne sont pas les seules qui se présentent. Molière, qui frondait les ridicules de la cour avec l’approbation du roi, ne se fût jamais permis de placer le roi lui-même dans une situation désavantageuse. Or Jupiter, que l’on veut nous donner pour l’image de Louis XIV, n’est pas le personnage le plus intéressant de la comédie. Le mari, bien que trompé, mais trompé par une femme de bonne foi, qui ne peut rire de sa mésaventure, puisqu’elle l’ignore elle-même, éveille plus de sympathie que l’amant heureux obligé de prendre les traits d’Amphitryon pour obtenir les faveurs d’Alcmène. Louis XIV eût-il jamais accepté la position de Jupiter ? Une telle pensée ne se concilie guère avec le témoignage des contemporains. À parler franchement, je ne crois pas que Molière, en écrivant amphitryon, ait voulu faire un tableau d’histoire, ou présenter, sous des noms païens, une leçon philosophique ; je ne vois dans cette comédie qu’un pur jeu d’esprit. Quand il s’agit de Tartufe ou du Misanthrope, de l’École des Femmes ou des Femmes savantes, il est bon, il est utile d’étudier les intentions de l’auteur. Chercher dans Amphitryon des allusions personnelles, un enseignement moral, me paraît un pur enfantillage ; autant vaudrait mesurer la portée historique et philosophique des Fourberies de Scapin. C’est mal comprendre Molière que d’admirer sans distinction tout ce qu’il a écrit, et d’attribuer à tous ses ouvrages la même importance. Menant de front les travaux littéraires et la profession de comédien, obligé de songer aux intérêts de ses camarades, dont il était le chef, il n’avait pas toujours le temps de chercher en lui-même ou autour de lui des sujets nouveaux. Plus d’une fois, pris au dépourvu par les besoins de son théâtre, il a dû se résigner à ne pas se contenter pour plaire au public, et renoncer à l’instruire pour l’égayer. Quelque soit le mérite d’Amphitryon, je suis loin de le ranger parmi les meilleurs ouvrages de l’auteur. Ç’a été sans doute pour Molière lui-même un pur délassement. Dans cette libre imitation de la comédie latine, il a donné carrière à sa fantaisie, et ceux qui l’accusent de stérilité, de prosaïsme, n’ont qu’à relire cette joyeuse bouffonnerie pour comprendre l’injustice de leurs reproches.

Cependant, quand je conteste les allusions personnelles, quand je nie les intentions philosophiques d’Amphitryon, je n’entends pas affirmer par là que Molière, en composant cet ouvrage, n’a tenu compte ni de son temps, ni des épreuves qu’il avait lui-même subies. Plus d’un trait sans doute s’adresse aux courtisans. Quant aux chagrins du général thébain, il est probable qu’ils lui rappelaient ses propres chagrins. Lorsqu’il écrivit Amphitryon, il était marié depuis deux ans, et ne s’abusait pas sur la fidélité de sa femme. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer parmi les railleries les