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lorsqu’on est fatigué du gigantesque et des luttes avec l’impossible, la pensée revient vers la nature, cette suprême consolatrice. Elle y revient, non parce qu’elle abandonne absolument le combat et renonce à réveiller dans tes âmes les sentimens énergiques, ainsi que le dit M. Autran, mais parce qu’elle éprouve le besoin de se rapprocher de la réalité, parce que la elle retrouve la vie dans son cadre naturel, dans la vérité et la simplicité. C’est la vie avec ses conditions permanentes, avec ses horizons accoutumés. M. Joseph Autran a d’ailleurs la première des qualités pour s’inspirer de la campagne, il la peint avec sincérité et avec prédilection, comme on peint toujours les campagnes connues. Il était déjà entré dans cette voie par son poème des Laboureurs. Quels sont les thèmes ordinaires de ses chants actuels ? Ce sont toutes ces scènes rustiques qui passent mille fois sous le regard avant qu’on en saisisse la poésie : le travail et le repos de la moisson, les foins qui tombent sous la faulx et embaument l’air, l’ombre méditative des futaies, la source qu’on découvre et où les jeunes filles vont puiser l’eau, la pluie d’été et les champs ruisselans après l’orage. Tous ces morceaux qui se succèdent forment de gracieuses géorgiques, et sont tout au moins un fragment de ce poème de la vie rurale qu’il est plus aisé d’entrevoir que de retracer complètement. Les vers de M. Autran sont harmonieux et faciles ; peut-être même cette facilité est-elle un piège. Les traits s’atténuent en se dispersant ; plus de concentration leur donnerait plus de relief. Les vers de M. Autran sont du moins le fruit d’une imagination justement et sainement inspirée.

C’est aussi la campagne qu’un auteur jusqu’ici peu connu, M. Jules de Gères, peint dans son poème de Rose des Alpes, mais c’est une campagne sur laquelle est tombé plus d’une fois le reflet de la poésie : c’est la Suisse, avec ses lacs et ses montagnes, l’Oberland, Thoun et tous ces lieux consacrés. Dans ce cadre magnifique et austère, l’auteur a placé un drame touchant et simple, l’histoire d’une jeune femme qui a perdu son mari, l’intrépide chasseur Rupert, et qui devient folle elle-même d’une singulière façon : après avoir été un jour menacée de périr avec son fils, elle croit avoir perdu son enfant, elle ne croit plus à sa propre existence. Les descriptions pittoresques se mêlent à ce petit drame fort simple. Les vers de M. Jules de Gères ressemblent par instans à une flore des Alpes ; ils sont hérissés de noms historiques. L’invention de l’auteur est évidemment faible, et cependant il y a dans ce poème des fragmens pleins de force et de sève. L’Oberland est décrit en traits vigoureux ; l’histoire du pauvre chien Tell et les deux chants qui lui sont consacrés ont une certaine originalité. La peinture des troupeaux qui descendent des hauteurs en quittant leurs pâturages est large et vivante. Dans bien des pages, on sent un instinct poétique véritable. Que peut-on conclure de ces divers ouvrages ? La poésie contemporaine a été en traînée dans bien des excès, elle est soumise encore à bien des influences qui peuvent la détourner de son but, ou la retenir dans la stagnation où elle vit. Elle ne renaîtra sérieusement que par l’étude des sentimens vrais de l’âme humaine et par la contemplation sincère de la nature.

Dans le domaine de la littérature et de la poésie comme dans la politique, un des progrès les plus féconds, selon le mot d’un esprit éminent, c’est de rentrer dans l’ordre quand on en est sorti. Mais il y a deux difficultés : la