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pays et pour l’humanité ? Son but fut la domination universelle, qu’il crut possible, et qui l’était peut-être pour lui, s’il eût vécu. Toute résistance l’exaspérait. Il se jetait avec la même furie sur un pays riche et puissant, sur des adversaires dignes de lui, ou bien sur une poignée de montagnards ne possédant que quelques chèvres, mais qui avaient l’insolence de vouloir vivre libres. On raconte qu’un faquir indien tout nu, le voyant un jour en belle humeur, osa lui dire : « Tu es un homme comme nous, Alexandre ; seulement tu as quitté ta maison, t’ingérant de tout détruire, te donnant force tracas pour en donner aux autres. » On aurait pu dire peut-être d’Alexandre ce qu’un diplomate disait d’une nation : « Grattez le Grec, vous trouverez dessous le Thrace ou l’Illyrien. » Il n’était Grec en effet que par son éducation littéraire. Il savait l’Iliade par cœur, et il s’était de bonne heure proposé Achille pour modèle,

Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis.

Les légendes helléniques d’Hercule, de Persée, de Bacchus, ne lui étaient pas moins familières. Être héros et devenir dieu, voilà le projet qu’il prétendit exécuter à la lettre.

Ce serait une grave erreur, selon M. Grote, que d’attribuer à Alexandre des plans pour l’amélioration de la race humaine au moyen d’un gouvernement unique dont il aurait été le chef. Bien dans sa vie n’indique une pensée semblable. Lorsqu’il mourut, il était tout occupé de nouvelles conquêtes, et pour son insatiable activité, partout où il y avait des hommes indépendans, il y avait des ennemis. L’occupation de l’Arabie, de l’Afrique jusqu’aux piliers d’Hercule, l’invasion de l’Espagne, de la Gaule, de l’Italie, contrées dont il ne connaissait peut-être que le nom, voilà les desseins dont il entretenait Cratère, un de ses confidens, peu de jours avant sa mort. Dans chaque nouvelle conquête, il ne voyait que le moyen de passer à une autre. Les idées en matière de gouvernement qu’il avait reçues de son précepteur Aristote étaient les suivantes : « traiter les Grecs comme ses soldats, les barbares comme ses serfs[1]. » En effet, les idées de philanthropie générale étaient encore inconnues, même aux philosophes. Toutefois le programme d’Aristote ne fut pas suivi par son disciple. Grecs ou barbares, il exigea de tous la même soumission, la même obéissance aveugle. Eût-il eu le dessein d’améliorer la condition des peuples qu’il ajoutait chaque jour à son empire, la rapidité de ses conquêtes ne lui en eût pas laissé le loisir. Son système de gouvernement fut des plus simples. Dans les idées du temps, le pouvoir du grand roi étant le plus considérable que l’on connût, Alexandre

  1. Ἡγεμονιϰῶς… δεσποτιϰῶς (Hêgemonikôs… despotikôs), Plut., Fortuna, Alex. M.