Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et s’en gorge. Un matelot débarqué dans l’île, Stéphano, lui donne du vin ; il lui baise les pieds et le prend pour un dieu ; il lui demande s’il n’est pas tombé du ciel et l’adore. On sent en lui les passions révoltées et froissées qui ont hâte de se redresser et de s’assouvir. Stéphano a battu son camarade. « Bats-le bien, dit Caliban, et après un peu de temps, j’oserai le battre aussi. » Il supplie Stéphano de venir avec lui tuer Prospero endormi ; il a soif de l’y mener ; il danse de joie, et voit d’avance son maître la gorge coupée et la cervelle épanchée par terre. « Je t’en prie, mon roi, ne fais pas de bruit. Vois-tu ? ceci est l’ouverture de sa cellule. Va doucement et entre. Fais ce bon meurtre ; tu seras maître de l’île pour toujours, et moi, ton Caliban, je te lécherai les pieds. » — D’autres, comme Ajax et Cloten, sont plus semblables à l’homme. Cependant ce que Shakspeare peint en eux, comme dans Caliban, c’est le tempérament. La lourde machine corporelle, la masse des muscles, l’épaisseur du sang qui se traîne dans ces membres de lutteurs, oppriment l’intelligence et ne laissent subsister que les passions de l’animal. Ajax donne des coups de poing et avale de la viande, c’est la sa vie ; s’il est jaloux d’Achille, c’est à peu près comme un taureau est jaloux d’un taureau. Il se laisse brider et mener par Ulysse, sans regarder devant lui : la plus grossière flatterie l’attire comme un appât. On l’a poussé à accepter le défi d’Hector. Le voilà bouffi d’arrogance, ne daignant plus répondre à personne, ne sachant plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait ; Thersite lui crie : Bonjour, Ajax, et il lui répond : Merci, Agamemnon. Il ne pense plus qu’à contempler son énorme personne, et à rouler majestueusement ses gros yeux stupides. Le jour venu, il frappe sur Hector comme sur une enclume. Au bout d’un assez long temps, on les sépare. « Je ne suis pas encore échauffé, dit Ajax, laissez-nous recommencer. » Cloten est moins massif que ce bœuf flegmatique ; mais il est aussi imbécile, aussi vaniteux et aussi grossier. La belle Imogène, pressée par ses injures et par son style de cuisinier, lui dit que toute sa personne ne vaut pas le moindre vêtement de Posthuraus. Il est piqué au vif, il répète dix fois ce mot, il s’aheurte à cette idée, et revient incessamment s’y choquer tête baissée, à la manière des béliers en colère. « Son vêtement ? son moindre vêtement ? — Je me vengerai. — Son moindre vêtement ? — Bien. » Il prend des habits de Posthumus, et s’en va à Milford-Haven, comptant l’y rencontrer avec Imogène. Chemin faisant, il fait ce monologue : « Avec ces habits sur mon dos, je la violerai ; mais d’abord je le tuerai, et sous ses yeux. Elle verra ma valeur, qui sera un tourment pour son insolence. Lui une fois par terre, et mon discours d’insultes achevé sur son corps… Puis, quand mon appétit se sera soûlé sur elle (et, comme je le dis, j’exécuterai la chose avec