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CAPULET. — Qu’on te pende, jeune gueuse que tu es ! désobéissante coquine ! — Je te le dis : Va à l’église jeudi, — ou ne me regarde plus jamais en face. — Ne parle pas, ne réplique pas, ne réponds pas. — La main me démange.

LADY CAPULET. — Vous êtes trop vif…

CAPULET. — Sainte hostie ! Cela me rend fou. Jour et nuit, matin et soir, — chez moi, dehors, seul, en compagnie, — veillant ou dormant, mon seul soin a été — de la marier, et maintenant que j’ai trouvé — un gentilhomme de race princière, — de belles façons, jeune, noblement élevé, — fait comme un cœur pourrait le souhaiter…, — voir une misérable folle larmoyante, — une poupée pleurnicheuse, à cette offre de sa fortune, — répondre : « Je ne veux pas me marier ! je ne saurais l’aimer ! — Je suis trop jeune ; je vous prie, pardonnez-moi ! » Eh bien ! si vous ne voulez pas vous marier, je vous pardonnerai, moi ! — Allez paître où vous voudrez, vous ne resterez pas sous mon toit. — Regardez-y, pensez-y, je ne plaisante pas. — Jeudi est proche. La main sur votre cœur, décidez-vous. — Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; — si vous ne l’êtes pas, allez vous faire pendre ; mendiez, jeûnez, mourez dans les rues, — car, sur mon âme, je ne te reconnais plus.


Cette manière d’exhorter sa fille au mariage est propre à Shakspeare et au XVIe siècle. La contradiction est pour ces hommes ce que la vue du rouge est pour les taureaux ; elle les rend fous. On devine bien que dans ce temps et sur le théâtre la décence est chose inconnue. Elle gêne parce qu’elle est un frein, et on s’en débarrasse parce qu’elle gêne. Elle est un don de la raison et de la morale, comme la crudité est un effet de la nature et de la passion. Les paroles dans Shakspeare sont aussi crues que possible. Ses personnages appellent les choses par leurs noms sales, et traînent la pensée sur les images précises de l’amour physique. Les conversations des gentilshommes et des dames sont pleines d’allusions scabreuses, et il faudrait chercher un cabaret de bien bas étage pour en entendre de pareilles aujourd’hui[1].

Ce serait aussi dans un cabaret qu’il faudrait chercher les rudes plaisanteries et le genre d’esprit brutal qui fait le fond de ces entretiens. La politesse bienveillante est le fruit tardif d’une réflexion avancée ; elle est une sorte d’humanité et de bonté appliquée aux petites actions et aux discours journaliers ; elle ordonne à l’homme de s’adoucir à l’égard des autres et de s’oublier pour les autres ; elle contraint la pure nature, qui est égoïste et grossière. C’est pourquoi elle manque aux mœurs de ce théâtre. Vous voyez les charretiers par gaieté et vivacité s’asséner des taloches. Telle est à peu près la conversation des seigneurs et des dames qui veulent plaisanter, par

  1. King Henry VIII, ac. II, sc. III. etc.