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Il y a dans Shakspeare vingt morceaux semblables. Les grandes passions, chez lui comme dans la nature, sont précédées ou suivies d’actions frivoles, de petites conversations, de sentimens vulgaires. Les fortes émotions sont des accidens dans notre vie ; boire, manger, causer de choses indifférentes, exécuter machinalement une tâche habituelle, rêver à quelque plaisir bien plat ou à quelque chagrin bien ordinaire, voilà l’emploi de toutes nos heures. Shakspeare nous peint tels que nous sommes ; ses héros saluent, demandent aux gens de leurs nouvelles, parlent de la pluie et du beau temps, aussi souvent et aussi vulgairement que nous-mêmes, un instant avant de tomber dans les dernières misères ou de se lancer dans les résolutions extrêmes. Hamlet demande l’heure, trouve le vent piquant, cause des festins et des fanfares que l’on entend dans le lointain, et cette conversation si tranquille, si peu liée à l’action, si remplie de petits faits insignifians, que le hasard seul vient d’amener et de conduire, dure jusqu’au moment où le spectre de son père, se levant dans les ténèbres, lui révèle l’assassinat qu’il doit venger.

La raison commande aux mœurs d’être mesurées ; c’est pourquoi les mœurs que peint Shakspeare ne le sont pas. La pure nature est violente, emportée. Elle n’admet pas les excuses, elle ne souffre pas les tempéramens, elle ne fait pas la part des circonstances, elle veut aveuglément, elle éclate en injures, elle a la déraison, l’ardeur et les colères des enfans. Les personnages de Shakspeare ont le sang bouillant et la main prompte. Ils ne savent pas se contenir ; ils s’abandonnent tout d’abord à leur douleur, à leur indignation, à leur amour, et se lancent éperdûment sur la pente inclinée où leur passion les précipite. Combien en citerai-je ? Timon, Léonatus, Cressida, toutes les jeunes filles, tous les principaux personnages des grands drames ; Shakspeare peint partout l’impétuosité irréfléchie du premier mouvement. Capulet annonce à sa fille Juliette que dans trois jours elle épousera le comte Paris, et lui dit d’en être fière : elle répond qu’elle n’en est point fière, et que cependant elle remercie le comte de cette preuve d’amour. Comparez la fureur de Capulet à la colère d’Orgon, et vous mesurerez la différence des deux poètes et des deux civilisations :

Comment ! comment ! la belle raisonneuse ! Qu’est-ce que cela ? — « Fière. » Et puis « je vous remercie, » et « je ne vous remercie pas, » — et je ne suis pas fière. » Jolie mignonne, — plus de ces remerciemens, plus de ces fiertés ; — mais décidez vos gentils petits pieds, jeudi prochain, — à venir avec Paris à l’église de Saint-Pierre, — ou je t’y traînerai sur une claie ! — Hors d’ici, effrontée ! carogne ! belle pâlotte que vous êtes ! — figure de cire !

JULIETTE. — Mon bon père, je vous supplie sur mes genoux, — ayez seulement la patience de me laisser dire un mot.