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profonde attention, les yeux tout grands ouverts, fixés dans le vague, les narines dilatées, la bouche entr’ouverte ; lorsque sa maîtresse se tut, elle poussa un grand soupir comme pour soulager ses nerfs de la tension qu’ils avaient subie, inclina la tête, et partit comme un trait.

Le soir, Anifé apprit que Maleka demeurait chez un employé des douanes, dans un quartier peu éloigné du sien ; elle était arrivée tout récemment de province avec un effendi qui logeait dans une maison voisine, et qui allait la visiter tous les jours. Anifé devina bien vite le nom de l’effendi, et, grâce aux informations données par la négresse, elle découvrit le jour même la demeure de Selim. Le lendemain, l’officieux compagnon de Maleka, averti par Osman, se présentait chez Anifé, qu’il trouvait plus souriante et plus gracieuse que jamais. Dans un rapide entretien, la fille du kadi apprit ce qu’elle voulait savoir. Maleka était venue à Constantinople sans prévenir Ismaïl de son arrivée, et le but de ce voyage était de livrer à la justice le débiteur insolvable que toutes deux avaient pour mari. Instruite des plans de sa rivale, Anifé résolut d’assister, immobile et impassible, au dénoûment qu’elle prévoyait, se réservant d’agir quand elle jugerait le moment venu.

L’orage ne tarda pas à éclater. Un matin, Ismaïl était tranquillement étendu sur son ottomane en fumant sa pipe, lorsqu’on lui annonça la visite de deux kavas. Il tressaillit, puis, reprenant l’air calme et digne qui seul convient à un musulman, il ordonna qu’on fît entrer les deux agens de la police urbaine. Ceux-ci, après maintes génuflexions, lui présentèrent un ordre de l’autorité compétente lui enjoignant de payer immédiatement à sa légitime épouse Maleka la somme de cent quinze mille piastres qu’elle lui avait prêtée, ou de fournir caution pour le paiement de ladite somme, faute de quoi Ismaïl devait suivre les kavas à la prison pour dettes. Ismaïl ne se tint pas pour battu. Il avait des amis, des amis riches, et les dettes sont quelque chose de si peu sérieux en Turquie, qu’il n’est pas rare de voir des gens se porter garans pour des sommes dont ils ne pourraient seulement pas payer le quart. Ismaïl fit donc bonne contenance ; il engagea les kavas à s’asseoir, leur fit apporter du café et des pipes, et déclara qu’il allait leur donner satisfaction pleine et entière. Ayant fait appeler ensuite son kiaja, il le chargea d’aller prier immédiatement trois de ses amis, qui dépensaient beaucoup et ne comptaient jamais, de vouloir bien lui prêter caution. Le kiaja fit sa tournée, mais il revint au bout d’une heure sans avoir rencontré aucun des amis d’Ismaïl. Celui-ci, qui n’était pas facile à décourager, nomma tout de suite quatre autres amis, un peu moins dépensiers à la vérité et un peu plus soigneux de leurs intérêts, mais sur les-