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nait seule, Ismaïl se souciant peu de quitter Stamboul et de renoncer à la vie facile de la capitale. Quant au motif de son voyage, il était pour le moins plausible. Le Franc à qui elle avait vendu l’une de ses propriétés était impatient d’entrer en possession, et la présence de Maleka était nécessaire pour faire reconnaître aux fermiers et tenans leur nouveau maître. La présentation terminée, elle devait toucher le restant du prix de la vente, c’est-à-dire dix mille piastres. Ismaïl lui avait bien recommandé de ne pas prolonger son séjour à Kadi-Keui et de reprendre le chemin de Constantinople avec l’argent aussitôt qu’elle l’aurait reçu, de peur, disait-il, que les créanciers habitant la province ne formassent l’indigne projet de s’emparer des dix mille piastres à titre de paiement ou d’à-compte. Il avait même poussé les précautions jusqu’à prévoir le cas où la maladie et la fatigue s’opposeraient au prompt retour de Maleka, et il l’avait conjurée de lui envoyer l’argent par la poste sans attendre le rétablissement de sa santé. Il était peu probable que Maleka suivît ce conseil, quoiqu’il ressemblât beaucoup à un ordre. Maleka était femme après tout, et Selim habitait encore la province, Selim, dédaigné et maltraité par Anifé, Selim, admirateur zélé et prudent de Maleka, qui n’avait plus guère le droit de prétendre à l’admiration sans se donner la peine de la cultiver. Selim accourut donc aux pieds de sa belle amie, et s’y prit si bien, qu’il la décida à demeurer à la campagne jusqu’au moment où ses propres affaires lui permettraient de l’accompagner à Constantinople. Cette résolution, dont le motif ne pouvait décemment être avoué à Ismaïl, devait déplaire à ce dernier. Maleka, qui voulait se maintenir dans les bonnes grâces de son mari, n’imagina rien de mieux que de lui envoyer, non pas les dix mille piastres qu’elle venait de recevoir, mais la moitié de cette somme, tout en faisant courir le bruit de l’envoi complet.

Maleka pensait tenir par ce moyen les créanciers à distance, et ne pas se dépouiller de tous les attraits qui la rendaient chère à son époux. Elle commettait pourtant une grave imprudence. Anifé commençait à se fatiguer de la monotonie de son existence ; son enfant lui était toujours aussi cher, mais cet enfant même lui rappelait constamment son père. Les chagrins qu’Ismaïl lui avait causés perdaient de leur amertume dans son souvenir. Elle s’avouait d’ailleurs que ses propres emportemens, son caractère impérieux et inquiet, son humeur inégale et violente avaient contribué à bannir la paix de son ménage. Elle se sentait changée ; son père et sa mère l’en félicitaient sans cesse. Ce changement heureux, n’était-ce pas l’amour maternel qui l’avait opéré ? Pourquoi son époux n’éprouverait-il pas à la vue de son enfant la même influence salutaire ? Était-il juste de ne pas lui offrir cette chance de bonheur ? Devait-elle jouir