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tyran. — Timmins, apportez-moi des ciseaux, afin que je coupe cette chevelure. C’est étonnant comme ces enfans de mendians ont de beaux cheveux ! — C’est par ces mots affables qu’elle salua l’arrivée de Rose. Maltraités, mal nourris, les enfans confiés à ses soins devenaient chétifs et malingres, ce qui fournissait invariablement aux membres du comité l’occasion de faire à chacune de leurs visites cette remarque physiologique, que les enfans des classes pauvres tenaient de l’inconduite de leurs parens une faible constitution. Mistress Markham avait fait son profit de cette remarque, et toutes les fois qu’un enfant tombait malade, elle ne s’inquiétait point de le guérir, parce que, selon l’observation du comité, ces enfans ont en eux le germe de toutes les maladies. Cette mistress Markham est une digne sœur de certains héros et héroïnes de Charles Dickens.

Lorsque Mme Fern se contente de poursuivre ce vice de l’égoïsme et de la dureté, sa plume est excellente ; mais lorsqu’elle renonce à peindre crûment et brutalement, lorsqu’elle veut raffiner, faire appel aux beaux sentimens et aux inventions distinguées, prétention fréquente chez elle, elle tombe dans les exagérations les plus risibles et dans le romanesque le plus ennuyeux. Les beaux amoureux, les rencontres imprévues, les héroïnes désabusées, les consolateurs à la bouche pleine d’homélies pieuses, encombrent fort inutilement ces récits, et y alternent assez malencontreusement avec les autres personnages, qui sont les vrais héros de Mme Fern. Rien n’est plus faux que le monde imaginaire auquel elle veut nous intéresser ; en revanche, il est vrai, le monde réel qu’elle veut nous faire haïr frappe fautant plus qu’il est entouré de mensonges moins séduisans. Il est très facile, en lisant ces romans de distinguer les pages qui relèvent de l’observation de l’auteur et celles qui relèvent de son imagination. Le romanesque décidément va mal aux Américains, let ils feront bien d’y renoncer.

Néanmoins cette invasion du romanesque dans la littérature américaine est un symptôme qu’il est bon de noter en passant, et qui est tout à fait récent. Le roman de mœurs, le roman qui s’attache à peindre la vie sédentaire, domestique, est de très fraîche date en Amérique, et ce n’est que dans ces dernières années qu’il a fait son apparition. Jusque-là, les écrivains cherchaient ailleurs que dans la vie ordinaire des sources d’inspiration, ils s’inspiraient des légendes nationales ou des traditions indiennes, ils s’attachaient à suivre les pas du colon à travers les forêts primitives et racontaient la vie d’aventures des pionniers ou des chasseurs trafiquans de fourrures ; ils s’a musaient curieusement, et avec un plaisir de dilettante, à ciseler quelque conte du moyen âge, quelque ingénieuse fable mauresque ou anglaise, ou bien ils se plaçaient hardiment en dehors de la réalité ; ils