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à regarder Ruth comme sa sœur. Qu’elle travaille, mais qu’elle choisisse son genre de travail, qu’elle ne le fasse pas rougir ! Rien n’est curieux comme la conversation de M. Ellett et des époux Hall après la mort du mari de Ruth ; chacun d’eux se renvoie le soin de veiller sur la mère et sur ses deux enfans. « Ruth est votre fille, dit M. Hall. — Henri était votre fils, répond M. Ellett. — Le monde parlera mal de nous cependant si nous ne venons pas en aide à Ruth, il parle déjà ; hier deux membres influens de l’église causaient de cette affaire entre eux. Nous sommes tous deux membres d’une église qui, ainsi que vous le savez, se mêle, très impertinemment du reste à mon sens, des affaires de famille. Aimeriez-vous à être réprimandé publiquement ? » Bref, le vieux docteur l’emporte en générosité sur M. Ellett. Il consent à donner une petite pension, si M. Ellett veut de son côté faire le même sacrifice.

Ces deux honorables familles s’accordent donc à recommander à Ruth la ressource du travail. Ruth cherche en vain de l’emploi ; elle ne rencontre qu’humiliations. Ces personnes qui ont connu de meilleurs jours, fait observer une dame à laquelle Ruth s’est adressée, sont des ouvrières médiocres et qu’il faut payer très cher. On n’ose jamais marchander sur les prix ; il vaut mieux ne pas les employer. Un jour, deux anciennes amies de Ruth s’arrêtent en hésitant à la porte du pauvre boarding-house où elle loge ; lui rendront-elles visite, oui ou non ? Mais quelle odeur de choux s’échappe de cette maison ! décidément elles n’entreront pas. Cependant la plus sensible des deux a un scrupule, et s’éloigne avec un léger regret. « Aussi pourquoi ses parens ne viennent-ils pas à son aide, au moins jusqu’à ce qu’elle puisse suffire à ses besoins ? Son dernier enfant est encore au maillot. — Cela, c’est leur affaire, répond sentencieusement la seconde dame ; Hyacinthe vient de se marier à une femme riche, et il ne peut descendre de son rang au point d’avoir maintenant des relations avec Ruth. Vous ne pouvez le blâmer. » Les deux époux Hall ne cessent pas leurs vexations, et, selon leur habitude, n’épargnent pas même le malheur. Ils font réclamer à Ruth les hardes de son mari, et Ruth se sépare de tous ses derniers souvenirs de bonheur. Repoussée par toute cette société sans entrailles, qui n’a de pitié que pour les heureux, et dont le moi, le nombre un (number one), pour parler l’argot de l’égoïsme américain, est le dieu, Ruth essaie de se faire recevoir maîtresse d’école. Elle a des parens et des connaissances parmi les membres du comité d’instruction primaire, il ne leur en coûtera pas un dollar. Ce sont eux précisément qui votent contre elle ; ils oseraient s’intéresser à une personne malheureuse de leur famille, quel excès d’audace ! Cependant, comme malgré tout il faut vivre, la malheureuse femme tend la main à son