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un ennemi acharné. Ils ont en outre les vices mesquins qu’engendrent les habitudes puritaines et la vie de famille trop resserrée lorsque l’éducation n’a pas été complète et que la vie a été difficile et maussade ; ils ne comprennent aucun mouvement naturel, aucune action naïve. Ruth a l’habitude d’aller, dans les champs qui entourent sa maison de campagne cueillir des fleurs sauvages, des herbes et de la verdure ; elle y va sans honte et la tête nue ! Dernièrement le ministre est venu pendant qu’elle était sortie ; au bout d’une demi-heure, elle est rentrée, son tablier plein de fleurs, son bonnet mal attaché autour du cou. Tant mieux ! pensa le beau-père ; une fois dans sa vie elle sera foncée de rougir. Eh bien ! non ; en apercevant le ministre, elle est partie d’un grand éclat de rire, s’est fait un éventail d’une large branche d’arbre, et s’est assise avec une aisance impudente. Cette sottise d’esprit de ce couple incroyable n’épargne pas même le bonheur ou la douleur de ses enfans. Si Henri est affectueux envers sa femme, les beaux-pères hochent la tête et soupirent tristement. Le croup enlève-t-il leur petite » fille, ils en sont presque réjouis ! « Dieu envoie les afflictions nécessaires, disent-ils ; c’est la mère qui est la cause de la mort de son enfant ; elle s’obstinait à le soigner elle-même. » Le mari meurt ; les visiteurs plaignent le sort de la veuve ; les deux époux s’aimaient beaucoup, paraissait-il. Les deux vieillards se jettent un regard d’intelligence : « — Tout ce qui brille n’est pas or ; il y a bien des douleurs qui ne sont connues que de Dieu ; mon opinion est que notre fils est mort à propos et qu’il avait assez des épreuves de la vie. » Ces deux personnages sont très bien observés, et ils se rencontrent dans tous les pays du monde ; mais aux vices qui les caractérisent partout, ils unissent ici les vices propres à l’Amérique, de petites hypocrisies, de petites duretés, de petites callosités du cœur, qui ne peuvent être engendrées que par une éducation spéciale, et qui sont comme les infirmités contractées à la suite d’une vie trop étroite et d’habitudes puritaines non corrigées par l’éducation.

La famille de Ruth ne vaut guère mieux que la famille de son mari : l’égoïsme est son vice dominant, mais il a une autre cause. Ce n’est plus l’égoïsme bavard, tracassier, importun, des époux Hall ; c’est l’égoïsme silencieux et froid qui vient de la sécheresse complète du cœur et des fatuités de la vie élégante. Les époux Hall peuvent bien laisser leur bru mourir de faim, mais ils auraient recueilli au moins leur fils sous leur toit, tandis que M. Ellett et son fils se détournent de Ruth aussitôt qu’elle est frappée par le malheur. M. Ellett n’a pas trop de son avoir pour vivre ; comment pourrait-il venir en aide à sa fille ? Hyacinthe, son frère, est un homme à la mode, un dandy ; il vient de se marier à une femme riche et élégante ; il n’oserait continuer