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fortune dans les prairies de l’ouest ou les mines californiennes, quand bien même il appellerait à son aide toutes les ressources du go ahead, quand bien même il serait le plus grand vaurien de l’Union, qu’il aurait tué quelques sauvages et pris part à des milliers de rixes de tavernes, — cet Américain ne sera jamais un héros de roman. Pauvres ou riches, gens à la mode ou gens non fashionables appartiennent tous à la même condition ; il n’y a pas entre eux d’autre différence que celle qui existe entre deux habits d’étoffes diverses et de même coupe.

Il y a encore une autre raison, et c’est peut-être la plus considérable. Si vous voulez connaître l’importance du romanesque dans une société, demandez d’abord à quel degré de raffinement le vice est arrivé dans cette société. La vertu, comme toutes les belles choses, est poétique et non romanesque ; mais le vice est romanesque. Seulement il a besoin, pour atteindre à sa perfection, d’une éducation très lente, d’un travail de perfectionnement très opiniâtre, qui sont impossibles. Dans les sociétés encore près de leur origine. Quand il s’est ainsi bien perfectionné, qu’il a perdu sa brutalité, qu’il n’a plus ses allures sanglantes et criminelles, il devient un objet d’admiration et d’envie. On crée des mots nouveaux pour baptiser les différentes formes sous lesquelles il se présente, car le vice, en se perfectionnant, devient un merveilleux Protée. Quand une fois il a troublé le jugement des sociétés au point qu’elles n’osent plus le condamner, il crée les illusions les plus singulières et machine les catastrophes les plus inattendues. Très peu d’âmes sont exemptes de ses atteintes. On voit les hommes les plus braves devenir lâches devant la plus indigne passion ; on voit des familles illustres ruinées pour un désir ou une fantaisie bizarre, et des hommes d’honneur qui souscrivent aux plus étranges compromis. Ce romanesque est, à proprement parler, le nôtre, celui de la société française contemporaine, comme le romanesque qui naît du contraste des classes était celui de l’ancien régime. Les Américains, heureusement pour eux, ne sont en situation d’avoir aucun des deux, et c’est là ce qui explique pourquoi le romanesque de l’une et l’autre espèce est absent de leurs livres, et pourquoi, lorsqu’il s’y rencontre, il y fait si mauvaise figure.

Tous ceux qui ont lu un roman de mœurs américain ont pu remarquer ce trait, assez curieux pour mériter d’être relevé et noté ; Tant qu’ils reposent sur la vie ordinaire et qu’ils se contentent de reproduire les scènes familières, ces récits sont pleins d’intérêt ; mais quand hauteur lance sa barque sur la mer du sentiment et de l’aventure, il chavire et se noie infailliblement. Pleins de grâce et même de raffinement lorsqu’ils expriment les affections de la vie de