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l’imagination, et apaise si bien et si vite toutes les inquiétudes du cœur ? Sans doute on doit tenir compte de ces deux causes : cependant il ne faudrait pas en exagérer l’action. Ce n’est pas le désir d’émotions qui manque aux Américains ; il n’y a pas au monde de peuple qui demande davantage à s’inoculer la fièvre. Ils ont une inclination très marquée, qui est proche parente de l’esprit romanesque : je veux dire l’amour du luxe et de l’éclat. Partout où vous voyez ce goût se prononcer avec exagération, soyez sûr que les maladies de l’imagination ne sont pas loin. La prodigalité outrée, signe infaillible de la recherche des émotions fiévreuses, s’allie très bien chez les Américains à un travail excessif. Ce n’est donc pas le désir d’émotions qui leur manque, c’est l’occasion, et très heureusement pour eux, elle leur manquera encore longtemps. Je m’explique.

L’esprit romanesque, ainsi que nous l’avons dit, n’est point naturel à l’homme, et il a son origine dans la société ; il naît des impressions que les contrastes de la société produisent si aisément sur les âmes des classes intermédiaires. Ce sont ces contrastes qui n’existent pas dans la société américaine. Les États-Unis sont une société de classes moyennes, divisées en catégories très peu tranchées, et dont les deux plus larges sont les riches et les pauvres. Ce monde de bourgeois et de commerçans n’en rencontre aucun autre qui lui serve de correctif ; pas de monde aristocratique, pas de monde artistique. Si les conditions qui donnent naissance à l’esprit romanesque existent en Amérique, en revanche les conditions qui entretiennent, qui sollicitent et enflamment cet esprit, — la curiosité, l’éblouissement, la fascination, — n’existent pas. Ainsi, pour prendre des exemples, quand, dans l’Egmont de Goethe, Claire badine avec la toison d’or de son amant, nous comprenons tout de suite l’influence qui l’a fait succomber à la séduction : c’est l’impression produite par la condition du comte. Si, au lieu d’aimer Egmont, elle avait aimé tout simplement le brave garçon qu’elle repousse, elle aurait pu être très touchante, très poétique même ; mais elle aurait cessé d’être romanesque, et se serait trouvée dans la position où se trouve forcément toute héroïne américaine. Entrons, en effet dans une maison américaine, dans la maison d’un riche marchand, si vous voulez. Au premier étage, il y a une jeune fille que nous pouvez doter à volonté des charmes les plus angéliques, et en bas, derrière un comptoir, est assis un jeune homme dont l’âme est au premier étage que nous venons de quitter. La jeune fille aura beau être riche, le jeune homme aura beau être pauvre ; leur amour ne sera jamais romanesque, et restera le sentiment le plus naturel du monde. Quand Charles Moor se sépare de sa famille et se fait brigand par désespoir et par besoin, il est romanesque ; mais un Américain qui va chercher