Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des bourgeoises et des abbés, des filles d’opéra et des traitans. L’Esprit des Lois et l’Essai sur les Mœurs l’Encyclopédie et l’Histoire naturelle ne vous apprendront rien de bien important sur la manière de vivre des contemporains ; mais Duclos, Crébillon fils, Casanova, Choderlos de Laclos, Louvet, Rétif de La Bretonne, le chevalier de Nerciat, et tous ces livres infâmes, boue de l’esprit humain, à demi pamphlets politiques, à demi traités de mauvaise vie, vous donneront le secret de cette société. Alors peut-être vous cesserez d’être étonné des reproches de corruption qu’on a jetés au XVIIIe siècle, car vous aurez respiré l’âme même de cette corruption ; vous aurez écouté les confidences de ce qui s’appelait alors la société française. Mièvreries et cailletages, noires médisances, méchancetés d’enfant pervers, chinoiseries, goût du petit et du bizarre, sensualités compliquées et savantes, intérieurs étroits où se mêlent des senteurs d’ambre et des senteurs de pharmacie, scélératesses galantes, libertinages effrénés exécutés avec accompagnement de sanglots vertueux, cascades de larmes sentimentales, harems du quartier de l’Opéra, liaisons dangereuses et attachemens équivoques, luxe raffiné, premiers miracles du dieu Argent et des traitans ses serviteurs, paille sèche, bois mort, — tout le XVIIIe siècle se retrouve dans ces livres condamnés, qu’on ne lit guère et qu’on ne réimprime plus. Du Sopha aux Liaisons dangereuses, on peut suivre, grâce à eux, les progrès de cette corruption qui devient de jour en jour plus intense, — d’abord simplement frivole et libertine, puis sèche et âprement sensuelle, enfin scélérate, machiavélique et profonde.

Nous pourrions multiplier les exemples. Celui du XVIIIe siècle nous suffira, car il est le plus frappant, le plus accusé peut-être de tous ceux que l’histoire pourrait nous offrir. Si, de ces observations sur la littérature du passé, nous descendions à la littérature contemporaine, si nous voulions caractériser par exemple la situation morale de l’Angleterre ou de l’Amérique, notre assertion se trouverait pleinement justifiée. Ce n’est pas à la littérature élevée et sérieuse qu’il faudrait nous adresser de préférence, c’est à cette féconde littérature de nouvelles, de romans, de récits, à ces livres écrits pour les multitudes, for the million. Il y a en Amérique une littérature très sérieuse et très élevée, celle de l’école du Massachusetts et de tous les esprits distingués qui s’y rattachent et qui partagent les mêmes opinions. Cette littérature nous fait parfaitement saisir l’esprit de l’Amérique, son idéal, car l’Amérique a aussi un idéal, qui se dégage péniblement et lentement, il est vrai, qui n’est encore pour ainsi dire qu’à l’état de vapeur colorée, planant au-dessus de cette société comme une belle apparition plutôt que comme une constellation