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conde est la littérature qu’on peut appeler populaire, celle qui est condamnée à mourir avec les générations qui s’en sont nourries, et qui n’est plus ensuite exhumée de sa poussière que par la curiosité des chercheurs et les nécessités de la science historique.

Ces deux littératures si tranchées ont un seul point de contact : elles représentent toutes deux l’idéal du temps, l’une son idéal noble et moral, l’autre son idéal vulgaire et charnel. Ces deux sortes d’idéal existent en même temps, car il s’en faut de beaucoup que le corps suive les impulsions de l’âme, et que la vie marche du pas rapide des idées. L’utilité de ces deux littératures est donc différente, comme l’idéal quelles expriment,

La littérature supérieure appartient avant tout au critique et au philosophe. Dans l’ensemble immense d’œuvres et de noms propres qu’offre chaque siècle ou chaque pays, le critique en choisit quelques-uns et condamne les autres sans pitié. Est-ce justice ? Oui, certes, si l’on a égard au point de vue qu’il adopte et au but que lui commande son art. Il choisit les noms qui résument le progrès humain à telle ou telle époque, et qui permettent de mesurer l’élévation de la pensée. Il choisit les livres qui ont opéré une révolution, introduit une loi morale inconnue auparavant, fait triompher une vérité, ajouté à la somme des connaissances humaines, engendre quelque chose d’incontestable et sur lequel il n’y ait plus à revenir. Il désigne les poèmes et les œuvres d’art qui ont exprimé telle ou telle pensée avec une perfection qui ne peut être dépassée. En un mot, il va immédiatement au grand et à l’élevé, parce que là seulement il est à l’aise pour appliquer ses méthodes esthétiques et expliquer les conditions éternelles du vrai et du beau. Les règles philosophiques de l’expression de la vérité et de la beauté, il est aisé de les démontrer au moyen d’un Platon, d’un Sophocle ou d’un Shakspeare ; mais allez donc les expliquer au moyen du drame, du roman, ou de l’utopie qui a eu cours à tel ou tel moment de l’histoire ! Les dédains du philosophe ou du critique pour la littérature secondaire et populaire sont donc parfaitement fondés, et s’il veut tracer l’histoire de l’âme humaine, c’est un devoir pour lui de ne descendre jamais de ces sommets élevés, sous peine de se perdre dans la confusion des détails et l’incohérence des faits.

Mais l’historien des mœurs et des vicissitudes humaines n’est pas soumis aux mêmes conditions que l’historien de la pensée, nous dirions volontiers de l’idéal (ce mot exprimant mieux la différence que nous voulons établir), et c’est à lui surtout que cette littérature est utile. La littérature populaire regagne donc en importance historique ce qu’elle perd en importance scientifique, et son importance historique est très grande, car elle seule peut nous faire