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qu’il est mort, elle ne consentirait certes pas à recommencer avec un autre la vie qu’elle a menée avec lui…

— Tu oublies, interrompt Sarah, que ta mère n’a rien négligé pour amener notre oncle Ismaïl à lui donner la préférence sur la mienne. Il est vrai qu’elle n’a pas réussi…

— Ha ! ha ! l’idée est trop drôle ! Ma mère n’a rien négligé, dis-tu ?… Oui, mon oncle est vraiment un personnage bien séduisant, avec sa jambe qui boite et ses yeux qui louchent ! … Ah ! si ma mère avait voulu… J’étais là quand il lui faisait la cour. O Fatma, lui disait-il, comme vos yeux sont grands ! comme vos cheveux sont blonds ! … J’aime tant les cheveux blonds ! … Si je ne me trompe, ta mère, Maleka, a les cheveux noirs… Mais tous ses complimens étaient peine perdue. Ma mère n’a pas oublié Mustapha-Bey, qui la préférait à toutes ses femmes. Maintenant qu’il n’est plus là pour la protéger, elle quittera de bon cœur cette vilaine maison et ce triste village. Nous irons à la ville, et nous nous amuserons bien.

— Oh ! quant à la maison et au village, je sais mieux que toi ce qu’on peut en dire. Kadi-Keui n’est pas Stamboul, mais quand on commande quelque part, on n’y est jamais mal. C’est du moins ce qu’assure ma mère. Mustapha-Bey n’était pas non plus si épris de Fatma que tu le prétends. Je l’ai entendu bien souvent dire à ma mère : Ah ! que cette pauvre Fatma est ennuyeuse avec ses airs langoureux ! … Il n’a pas laissé d’ailleurs une veuve inconsolable, car on dit que Fatma tourne maintenant ses batteries vers un certain kadi qui pourrait être son père ! … Il est vrai qu’elle aussi est âgée…

— Ma mère n’a pas plus de vingt ans ! …

— Et toi, tu en as bientôt douze ! … Elle t’a donc mise au monde à huit ans ! … à l’âge où elle dansait dans la rue au son du tambourin et recevait un para pour chaque danse !

— Impertinente ! ma mère est la fille d’un bey !

— D’un bey et…

— Te tairas-tu, méchante corneille !

— Je ne me tairai pas, mauvaise pie.

Ici on passa des injures aux voies de fait. Anifé donna un soufflet à Sarah, Sarah rendit un coup de poing à Anifé ; puis toutes deux se mirent à crier : — Au secours, Anifé m’a battue ! … — Au secours, Sarah m’assomme ! … — Et les parens d’accourir ; les deux mères rivales, entourées de leurs servantes, viennent séparer ces petits anges. On les ramène dans le harem, on s’enquiert du sujet de la querelle, et le résultat de cette petite crise d’intérieur est de redoubler l’animosité entre les deux mères comme entre les deux enfans.

Qu’étaient-ce que ces deux mères ? Quelle était l’origine des haines et des colères si vives qui animaient jusqu’à leurs filles ? — J’ai