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furent frappés sans pitié, M. de Manteuffel, l’homme des compromis par excellence, louvoyait de son mieux parmi les écueils ; d’autres esprits furent plus francs et allèrent au-devant de la tempête. Le général de Bonin, ministre de la guerre, fut brusquement destitué ; M. de Bunsen, ministre de Prusse auprès du cabinet de Saint-James, perdit aussi son ambassade ; la princesse de Prusse quitta la cour et alla résider à Coblentz.

Si fâcheuse que fût l’impression produite par de tels symptômes, ces choses-là se passaient dans les régions d’en haut. Le peuple n’était pas initié à tous les secrets. Il entendait parler d’une camarilla, il savait que les noms du comte Dohna, du général de Gerlach, du professeur Stahl, représentaient la réaction ; mais le but que cette réaction voulait atteindre, son programme, ses efforts, ses luttes de chaque jour, il les ignorait encore. L’incertitude ne dura pas longtemps. Le conflit, secrètement soulevé, à propos de la politique extérieure, entre le parti féodal et les membres les plus distingués du ministère et de la diplomatie, devait se prolonger bientôt sur un théâtre tout différent. La lutte, la grande lutte allait éclater enfin, avec des circonstances bien autrement dramatiques, et de façon à saisir la nation tout entière, entre les hobereaux et le directeur général de la police.

Je venais d’arriver à Berlin aux premiers jours du mois de mars, et je n’oublierai jamais l’espèce de stupeur dont la ville entière fut frappée, lorsqu’un matin ces simples mots furent imprimés en gros caractères par une feuille berlinoise[1] : « Le roi et le pays viennent défaire une grande perte. M. de Hinckeldey, directeur de la police générale du royaume, a été tué hier en duel. Nous nous réservons de donner de plus amples détails sur ce douloureux événement. L’adversaire de M. de Hinckeldey était M. de Rochow. » En un instant, la nouvelle parcourut la ville avec la rapidité de l’éclair, sombre éclair par malheur, et qui jetait subitement une lueur sinistre sur la situation de la Prusse. Les moindres détails de cette affaire sont connus aujourd’hui, toutes les personnes intéressées ont pris la parole l’une après l’autre ; mais si l’on cherche dans ce tragique événement une indication sur l’état général de la Prusse, qu’importe le duel en lui-même ? qu’importent les détails ? à quoi bon les lettres de M. de Marwitz, de M. de Munchausen, de M. de Bulow, du prince de Hohenlohe, du frère de M. de Rochow ? Que toutes les pièces du procès aient été analysées, commentées, discutées par la presse allemande comme par un accusateur public, c’est un point qui fait honneur à la haute moralité de l’esprit prussien ; pour l’observateur qui cherche

  1. La Gazette de Voss du 11 mars 1856.