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soigneusement la justice. — Tous les hommes sont dans la joie, et solidement établis dans la pratique de leurs devoirs. Or, voyant toutes les créatures dans la joie, il fut rempli d’allégresse, lui aussi, le roi des dieux, et, monté sur son éléphant, il se met à considérer toutes ces créatures. — Il regarde les ermitages semés en divers lieux, les diverses rivières qui fécondent les pays, les villes qui s’accroissent, les villages et les pays semés d’habitans, — les rois habiles à protéger leurs sujets et voués à la justice, les puits, les fontaines publiques, les étangs, les lacs, les réservoirs, — fréquentés par de nombreux deux-fois-nés pieux et purs comme Brahma. S’abattant sur cette terre souriante, Indra arrive en un pays charmant, fortuné, tout ombragé d’une foule d’arbres, dans la région de l’est, gracieuse et voisine de l’océan. — Là est un ravissant ermitage où vivent en paix les gazelles et les brahmanes, et dans ce charmant ermitage le roi des dieux aperçoit un solitaire nommé Vaka[1]. — Grande fut la joie de Vaka lorsqu’il aperçut le dieu, et il lui témoigne son respect en lui offrant de l’eau pour laver ses pieds et un siège pour s’asseoir, ainsi que des fruits et des racines. — Tranquillement assis, le dieu qui accorde les dons, le dieu des trois mondes, adressa cette question au solitaire : Tu as vécu déjà plus de cent mille ans, ô toi qui es pur ! Dis-moi, brahmane, quel est le chagrin de ceux qui vivent longtemps ? — Le solitaire répondit : Vivre avec ceux qui ne nous aiment pas et demeurer privé de ceux qui nous aiment, être en contact avec les méchans, voilà le chagrin de ceux qui vivent longtemps. — Perdre ici-bas ses fils, ses femmes, ses parens et ses amis, être à la merci des autres, cela n’est-il pas un chagrin plus cruel encore ? — Non, je ne vois rien de plus navrant dans les trois mondes que l’homme privé de ses biens et devenu un objet de mépris pour les autres ! Dans une bonne famille naissent des gens méprisables, la race des gens de bien se détruit, le mal pénètre et le bien s’éloigne : voilà ce que voient ceux qui vivent longtemps. Et toi-même, ô dieu, qui en es témoin, tu vois comment les mauvaises races qui s’augmentent se substituent aux bonnes races. Ceux qui sont nés dans une bonne famille s’affligent d’être à la suite et sous la dépendance des gens infimes et dépravés, et par les riches les pauvres sont méprisés ; qu’y a-t-il de plus cruel ? Et dans le monde on voit cet état de choses contraire à la justice s’étendre partout ; les ignorans se montrent, et ceux-là s’affligent qui sont clairvoyans ! Il apparaît tout plein de misère et de chagrin, ce monde des hommes où je suis[2] ! »

Le vieillard qui parle ainsi n’est pas précisément le laudator tem-

  1. Ce mot désigne aussi le petit héron blanc (ardea nivea), qui aime à se poser, dans l’attitude de la méditation, sur le bord des étangs sacrés.
  2. Mahâbhârata, vol. Ier, chant du Vanaparva, page 680.