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reconnut la vérité, et il maudit une fois de plus le roi Saodâça en disant : « Parce qu’il m’a servi une nourriture qu’il est défendu de manger, ce roi dégradé sera saisi d’un insatiable appétit de cette même chair. » Voilà donc le roi maudit pour la seconde fois. Poussé par une faim que rien ne peut calmer, il erre dans la forêt en proie au vertige ; ses facultés morales finissent par s’éteindre, et durant douze années il parcourt le désert, réduit à l’état de bête de proie. À la fin de sa vie, il est désigné par le surnom de Kalmâchapâda (qui a les pieds de diverses couleurs), ce qui indique sans doute que l’usage d’une nourriture abominable ou d’une chair immonde l’avait rendu lépreux.

À travers cette légende, peu gracieuse assurément, mais qui a son importance, se croise et se mêle un autre récit relatif à la lutte de deux célèbres brahmanes de l’antiquité, qui se disputaient avec acharnement l’office de sacrificateur à la cour du roi Saodâça. Celui qui l’avait emporté, Viçvâmitra, est représenté comme assistant le malheureux roi dans sa folie et profitant de son autorité pour faire dévorer par un tigre les cent fils de son rival Vacichtha[1]. Privé de ses fils, ce dernier s’abandonne au désespoir, il veut se tuer sans même songer à se venger de son ennemi ; mais voilà que la nature entière semble conspirer pour l’arrêter dans son dessein et lui conserver la vie. « Il se précipita du sommet du mont Mérou[2], mais il tomba sur un rocher de cette montagne comme s’il fût tombé sur un amas de coton. Et comme il n’était point mort de cette chute, il entra dans un feu allumé au milieu de la grande forêt, le bienheureux ! Mais quoiqu’il fût bien enflammé, ce feu, il ne consuma point le solitaire ; tout aussitôt ce feu si resplendissant devint froid. Puis, apercevant l’océan, le grand solitaire, en proie à la douleur, s’attacha une pierre au cou ; devenu plus pesant, il tomba donc au milieu des eaux, mais par le mouvement rapide des flots de l’océan il fut déposé sur un endroit solide, ce grand solitaire, et alors il s’en alla vers son ermitage désolé. Or, ayant vu l’ermitage que n’animait plus la présence de ses enfans, le solitaire en sortit aussitôt, poursuivi par le chagrin. Il aperçut une rivière remplie à la saison des pluies d’une eau nouvelle, et qui emportait des arbres de bien des espèces, nés sur ses rives, en grand nombre. Et de nouveau lui vint cette pensée : Que je me plonge dans cette onde ! Ainsi pensait-il, tant il était accablé de douleur. Alors, avec des cordes, il se lia fortement, le

  1. Ce qui signifie sans doute qu’il lança contre les enfans de son rival une horde, sauvage ou des barbares de la forêt qui les mirent à mort, et non un tigre, qui aurait eu quelque peine à dévorer cent personnes.
  2. Montagne sacrée qui forme le centre du monde, selon les Hindous, et au sommet de laquelle réside Brahma.