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été fait à ce projet diverses objections, dont une seule a de la valeur. On a dit qu’il y aurait de l’inconvénient à désunir le faisceau des études universitaires. Notre intention n’est point de nier la solidarité des connaissances humaines ; nous croyons même que, dans les cas ordinaires, les jeunes gens qui se destinent à différentes professions libérales gagnent aux relations intellectuelles qui s’établissent entre eux. Tout cela est vrai en principe ; mais il reste à examiner si, dans un pays de trois millions cinq cent mille habitans, où les hommes de talent sont, comme partout, peu nombreux, on ne fortifierait pas les études en concentrant toutes les spécialités sur un seul point, au lieu de les disperser, comme il arrive aujourd’hui.

Le triste état de l’enseignement supérieur a dû exercer une influence fâcheuse sur le mouvement intellectuel de la Hollande ; mais il existe un autre fléau contre lequel se débat la littérature néerlandaise, c’est l’épidémie des traductions. Nulle part il ne se publie autant de livres que dans les Pays-Bas, eu égard au nombre des habitans ; seulement, si nous défalquons du mouvement annuel de la publicité les livres de prières, les sermons, et surtout les ouvrages traduits, nous trouvons une sorte de stérilité morale sous cette fécondité apparente. Le théâtre vit presque entièrement d’œuvres étrangères. Une telle fureur de reproduire la pensée des autres n a-t-elle pas introduit en Hollande un élément parasite, qui étouffe les germes de l’originalité nationale ? Avec une histoire comme la sienne, où le sentiment de la liberté le dispute au sentiment religieux, avec des populations fortement enracinées au sol et aux usages locaux, avec un pays étrange et découpé dans la mer, avec une jeunesse morale, intelligente, invinciblement touchée au cœur par l’amour de la patrie, la Néerlande pouvait très bien avoir une littérature qui vécût de ses propres inspirations La race incorrigible des traducteurs, l’obsession des idées mystiques, le dépérissement des études, sont autant de causes qui ont arrêté le développement de la pensée nationale. Le culte des intérêts matériels et la grande activité des travaux publics ont aussi détourné les esprits de la contemplation du beau. Toutes les fois que nous entendions en Hollande parler de poésie, nos yeux se portaient involontairement sur les canaux, ces artères de la vie commerciale, sur les digues et l’imposant spectacle de la force domptée, sur l’action de l’homme dans la nature, sur les grands fleuves devenus des serviteurs dociles, sur la lutte de la terre et des eaux, sur le poème des choses, sur la grandeur des faits : c’est là que, sans nier, à plusieurs égards, la valeur de la littérature nationale, il faut chercher surtout le génie créateur de la Néerlande.


ALPHONSE ESQUIROS.