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dont elle a besoin. Je ne crois pas que les bras manquent habituellement dans les campagnes : notre population rurale me paraît, dans son ensemble, plutôt au-dessus qu’au-dessous des besoins bien entendus ; je fais des vœux pour que les salaires agricoles montent au lieu de baisser, mais ce progrès, pour être véritablement utile et juste, doit s’accomplir lentement. Une brusque réduction dans l’offre de main-d’œuvre, par suite une hausse subite des salaires, amènent des perturbations dans les conditions générales des industries. On s’en aperçoit aujourd’hui. De tous côtés, des plaintes s’élèvent sur la rareté des bras ; beaucoup de travaux utiles ne peuvent plus se faire à temps, faute d’ouvriers. Le remède est sans doute tout trouvé dans un plus grand emploi des machines ; mais ces machines sont encore chères, peu connues, peu à la portée de la plupart des cultivateurs ; il faut apprendre à les apprécier et à s’en servir. Cet apprentissage exige du temps, et en attendant, la terre souffre ; elle ne reçoit plus les soins accoutumés. Ce qui serait surtout déplorable, c’est que la masse des ouvriers, un moment raréfiée outre mesure, retombât plus tard sur le sol, quand on aurait appris à s’en passer ; il en résulterait une crise affreuse. Ces sortes de transitions doivent être ménagées avec infiniment de précaution ; avant tout, il faut éviter d’avoir à revenir sur ses pas.

On a beaucoup insisté sur la différence qui a éclaté dans la guerre d’Orient entre l’armée anglaise et l’armée française. La supériorité de nos troupes flatte notre orgueil national, on ne songe pas à ce qu’elle nous coûte. Outre que l’armée française est quatre fois plus nombreuse que l’armée anglaise, elle se compose de l’élite de la population, soumise à l’engagement forcé et choisie homme par homme, tandis que l’autre ne se recrute que par l’engagement volontaire, et ne reçoit par conséquent que le rebut des occupations productives. Notre puissance militaire gagne au système que nous avons adopté, l’agriculture et les autres industries y perdent ; en Angleterre au contraire, la puissance militaire y perd, l’agriculture et l’industrie y gagnent. Cinq cent mille hommes, dans la force de l’âge et de la santé, ne peuvent que laisser dans les campagnes et les ateliers un vide considérable. Notre position continentale, et plus encore notre goût national pour l’éclat et le bruit des armes, nous obligent à tenir sur pied un grand état militaire, mais il est bien à désirer qu’on n’aille pas au-delà du nécessaire et qu’on rende au travail rural le plus grand nombre possible de ces bras vigoureux qui manient la charrue aussi bien que le fusil. Hélas ! on ne les rendra pas tous : il en est beaucoup qui manqueront pour toujours, emportés avant l’âge par l’orage meurtrier !

Un homme adulte représente le plus précieux capital d’une nation. La France ne contient pas beaucoup plus de six millions de travailleurs