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Quoique sur la pente de sa ruine, Venise n’était ni moins gaie ni moins bruyante que dans les temps de sa grandeur. Ce peuple, qu’on avait désaccoutumé depuis si longtemps de réfléchir sur le sort et le gouvernement de son pays, s’abandonnait comme un enfant à l’ivresse de l’heure présente, laissant à ses maîtres, avec les bénéfices du pouvoir, les soucis de l’avenir. On connaissait bien d’une manière vague, par les gazettes et les nombreux étrangers qui remplissaient Venise, les grands événemens de la révolution française ; mais la foule ne s’en inquiétait que comme d’un spectacle de plus qui lui promettait de nouveaux plaisirs. L’or, les voluptés faciles, les mascarades et les concerts étourdissaient ce peuple charmant, qui, ainsi qu’un alcyon, s’endormait sur la cime des flots ténébreux. Beata traînait sa tristesse au milieu de ces fêtes et de ces bruits joyeux de la vie commune. Elle errait comme une âme désolée le long des canaux solitaires, sur le chemin de Murano, où elle était invinciblement attirée par le souvenir du plus grand bonheur qu’elle eût encore goûté dans ce monde. Accompagnée de Teresa, qui se tenait silencieuse au fond de la gondole, Beata passait des heures entières en face du jardin de San-Stefano, s’efforçant de ressaisir par la pensée l’instant suprême, l’heure bénie de sa destinée. C’est là que Lorenzo lui avait donné le douloureux spectacle de sa chute dans les bras de la Vicentina, mais c’est là aussi qu’il avait été sauvé par la rédemption de l’amour. Beata, qui avait appris indirectement que Lorenzo demeurait sur le canal de la Giudecca, le traversait en gondole plusieurs fois le jour, heureuse de se sentir près de lui, espérant l’apercevoir peut-être. Souvent elle se faisait suivre d’une barque chargée de musiciens dont les doux accords, épurés par le silence de la nuit, berçaient son cœur et assoupissaient sa tristesse dans un rêve de divines espérances. Inquiète, troublée, oubliant sa réserve et tout entière à sa passion, la fille du sénateur se mêlait fréquemment à la foule qui, pendant le carnaval, remplissait nuit et jour la place Saint-Marc. Déguisée et le visage couvert d’un masque, toujours suivie de sa fidèle camériste, qui était elle-même désolée de voir dépérir ainsi sa noble et chère maîtresse, Beata cherchait à découvrir, au milieu de ces ombres errantes de la folie populaire, celui qui était pour elle toutes les délices de la vie. Chaque fois qu’elle était coudoyée par un masque qui avait quelque chose de la taille et de la démarche de Lorenzo, elle tressaillait. Elle prêtait l’oreille aux lazzi, aux propos joyeux, aux déclarations furtives qu’échangeaient entr’eux les promeneurs inconnus, espérant y saisir l’accent aimé, le verbe de son cœur. Si elle voyait deux individus se parler tout bas, et puis s’éloigner avec mystère vers la Piazzetta, loin de ce magnifique théâtre où éclatait l’hilarité insouciante de la reine de l’Adriatique, Beata rougissait et se disait en soupirant :