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pour abuser plus longtemps des bontés de son excellence. Ce que j’ai fait à Padoue, je suis prêt à le recommencer à Venise en protestant contre l’odieuse oligarchie qui nous opprime depuis si longtemps.

Gesu Maria ! s’écria l’abbé en portant ses deux mains sur sa perruque ébranlée. Mon pauvre garçon, tu as donc contracté aussi la maladie du jour ? Hélas ! si tu avais suivi mes conseils, tu nous aurais composé un bel opéra pour le théâtre San-Benedetto, au lieu d’aller te gâter l’esprit et le cœur avec cette creuse métaphysique du Contrat social de Rousseau que tu aimes tant. Mais, per dio santo ! à quelque chose malheur est bon. La musique que tu allais abandonner, ingrat que tu es, t’ouvre ses bras et te consolera des mécomptes d’une ambition fourvoyée. Crois-moi, mon cher Lorenzo, il vaut mieux chanter les beaux sentimens du cœur humain que d’être un mauvais conspirateur. Tu ne changeras pas les hommes par tes discours et ta sotte philosophie ; tu peux au contraire les adoucir en les charmant, en faisant vibrer la bonne note qu’ils ont tous au fond de l’âme, où Dieu l’a laissée tomber, comme une étoile de son firmament. Comme dit le divin Arioste :

Quel che l’uom vede, amor gli fa invisibile
E l’invisibil fa veder amor[1].


Telle est la puissance des beaux-arts, et surtout de la musique, qui nous dispose à la bienveillance, en endormant la bête féroce qui rugit dans les profondeurs de notre être.

— J’ai à vous remercier de vos conseils et de la sollicitude paternelle que vous m’avez témoignée depuis tant d’années, répondit Lorenzo avec une fermeté qui surprit l’abbé ; mais je ne dois pas vous cacher plus longtemps, cher et vénérable maître, qu’en me croyant destiné à la carrière de compositeur, vous vous êtes trompé sur ma vocation. J’aime beaucoup la musique, c’est un délicieux et noble délassement, qui console de bien des peines, mais qui ne peut suffire à un esprit inquiet, avide et chercheur de grandes vérités. Je ne suis rien, et je ne sais pas grand’chose. Mon esprit et mon cœur ne sont remplis que de rêves, que d’aspirations confuses, que d’élans généreux, qui peut-être n’aboutiront jamais et feront le malheur de ma vie ; mais je ne donnerais pas la liberté et la béatitude intérieures dont je jouis pour la gloire d’un Raphaël ou d’un Palestrina, d’un Titien ou d’un Marcello. Je vous livre le secret des infirmités de ma nature, continua le chevalier, qui achevait de s’habiller. Je ne veux point emprisonner mon intelligence dans quelques notes de musique

  1. « L’amour cache la vérité à l’homme et lui fait voir les choses invisibles. » Arioste, canto Ier.