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n’avait pas le courage de les affronter, s’enveloppait de mystère et de sourdes menées, au lieu de prendre un parti décisif qui lui aurait donné une voix et des appuis dans les conseils de l’Europe.

Padoue était avec Brescia et Bergame la ville de la Vénétie où les principes de la révolution française avaient rencontré le plus de partisans secrets. Une partie de la jeunesse studieuse, quelques professeurs et plusieurs nobles de terre ferme, qui supportaient avec impatience le joug des grands seigneurs du livre d’or, s’étaient laissé gagner par les idées nouvelles d’émancipation et d’égalité qu’ils propageaient à leur tour clandestinement dans les classes inférieures. Un mémoire que le chargé d’affaires de France venait de présenter au sénat de Venise[1], pour justifier le droit qu’avait eu la nation française de changer la forme de son gouvernement, circulait à Padoue de main en main, et produisit une effervescence qui n’échappa point à la sombre vigilance des inquisiteurs d’état. Le bruit qui se répandit, quelque temps après, que l’armée républicaine avait repris Toulon et chassé les ennemis du territoire de la France ne fit qu’accroître l’émotion et les espérances des novateurs.

Un soir que Lorenzo sortait de la maison du comte Corazza, où il avait passé quelques heures avec un petit nombre de personnes distinguées qui s’y réunissaient souvent, il fut accosté par un individu qui lui dit familièrement : — Vous marchez si vite, monsieur le chevalier, qu’on a peine à vous suivre. Voilà ce que c’est que d’être jeune, per Bacco ! On va hardiment devant soi, sans s’inquiéter des pauvres éclopés qui restent en chemin, et cela doit être ainsi, car s’il fallait que les générations nouvelles fussent condamnées à mesurer leur pas sur celles qui s’en vont, le progrès dont nous parlions tout à l’heure chez le comte Corazza, mon ami, serait un vain mot, et la vie n’aurait pas de sens.

— J’ignorais, monsieur, répondit Lorenzo en regardant avec attention la personne qui venait de l’interpeller et qu’il reconnut en effet pour une de celles qu’il avait vues dans la maison Corazza, — j’ignorais qu’il vous serait agréable de m’avoir pour compagnon de voyage par une si belle nuit, car je me serais fait un devoir de vous attendre. Aussi bien, rien ne me presse. C’est plutôt le besoin de mouvement que le désir d’arriver chez moi, où je n’ai que faire, qui me faisait hâter le pas.

— Parfaitement dit…, répliqua l’inconnu en prenant sans façon le bras du chevalier. Le besoin de mouvement, le besoin d’agir et d’exercer la force dont on se sent doué, plus encore que la volonté d’atteindre un but déterminé,… voilà ce qui caractérise la jeunesse

  1. Le 6 juin 1793.