Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/739

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si abondantes et si serrées, qu’on distinguait à peine une tige ou une feuille dans ce pêle-mêle de couleurs éclatantes. Un vent léger courait dans le feuillage des vieux chênes éparpillés dans ce beau jardin naturel : c’était un aimable Éden. Bientôt les chênes se réunirent par groupes, puis il en vint une multitude ; enfin ils se mêlèrent à des sycomores, à des platanes dont le nombre était infini ; nous étions dans une forêt vierge, dans l’Amérique des poètes ! Mais je vois mon cocher qui prend sa carabine, fait craquer le chien, examine l’amorce et place l’arme entre ses jambes : il paraît que le danger commence. Cependant mon cocher fredonne et ne s’interrompt que pour me montrer les arbres à miel et les plantes qui guérissent de la morsure des serpens, remède bien rassurant ! La beauté de cette puissante végétation occupe mon esprit et me distrait de mes inquiétudes ; je me plonge tout entier dans mon admiration. Tout à coup les chevaux s’arrêtent, soufflent bruyamment, tremblent et reculent ; ils jettent brusquement la charrette contre un tronc d’arbre, le timon se casse. Le cocher descend avec sa carabine. Aussitôt une panthère, qui déployait en rampant trois pieds et demi de long, saute au cou du premier cheval : un coup de feu part ; elle tombe inanimée. Pour moi, le choc m’avait jeté dans le fond de la charrette, la tête en bas, et je vis la scène… à l’envers. Le cheval n’avait que quelques écorchures ; nous rajustons le timon avec nos cordes tant bien que mal, la panthère est mise avec moi dans la charrette, et après une demi-heure d’arrêt nous voilà repartis.

Nous arrivons bientôt sur les bords du Brazos, rivière étroite, peu profonde, d’une eau claire et pure. Des arbres d’une hauteur prodigieuse trempent leurs racines dans son lit et projettent leurs branches énormes au-dessus du courant en forme de berceau. Nous traversons la rivière sur une espèce de bateau plat, et presque aussitôt nous nous trouvons dans une de ces riches plantations de coton si nombreuses sur les rives du Brazos. Les cotonniers sont couverts de fleurs rouges ou blanches qui se mêlent, qui montent ou descendent suivant les inclinaisons du terrain. Enfin nous parvenons à une heure très avancée devant la ferme où nous devons passer la nuit. Les bâtimens, ombragés de chênes, d’érables et d’acacias, sont vastes et indiquent l’aisance. J’y dormis assez bien. Le lendemain, je m’aperçus que la petite somme que j’avais emportée était considérablement diminuée, et par économie je m’abstins de déjeuner. Ce jour-là, une femme monta avec moi dans la charrette ; cette compagnie ne me porta pas bonheur. Quoique l’aube parût à peine, l’air était déjà étouffant et sentait le soufre et le charbon ; le ciel devint noir presque tout d’un coup ; les éclairs brillaient si rapides et si nombreux, qu’on eût dit un incendie ; de grosses gouttes tièdes commencèrent à tomber, suivies