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sur toutes les chaloupes, et paroles hourras frénétiques des marins.

Il arrive encore assez souvent que, harponnées une et même deux ou trois fois, les baleines échappent. Survient aussi la tempête ou tel autre accident qui force à couper la corde. Ces mêmes baleines sauvées tombent fréquemment, deux ou trois jours après, dans les mains d’autres pêcheurs plus heureux. Il y en a qu’on ne retrouve plus, ou qu’on retrouve à une distance considérable du théâtre de l’attaque. Un capitaine hollandais, de la petite ville de Saardam, Jacob Cool, apprit un jour qu’une baleine avait été prise par des pêcheurs indiens dans la mer de Tartarie, et que sur le dos de l’animal on avait trouvé un harpon marqué de ces deux lettres W. B. On reconnut que le susdit harpon avait appartenu à un baleinier néerlandais nommé Willem Bastiaanz, et que le cétacé en question avait été harponné par lui dans les mers du Spitzberg[1]. De telles blessures remontent quelquefois à une époque fort éloignée. J’ai vu moi-même la tête d’une lance de pierre grise qui avait été retirée du lard d’une baleine tuée par des Anglais. On distinguait encore le trou dans lequel le bois de cette lance avait dû être emmanché. L’arme était assez profondément engagée dans le lard, et la blessure était guérie depuis longtemps ; une légère cicatrice blanche indiquait seulement la place où la tête de la lance avait pénétré. En 1812, l’équipage d’un autre vaisseau, l’Aurora, s’empara sur les mêmes mers d’une baleine qui avait, dans le dos un harpon en os. Ces faits sont assez fréquens ; ils n’en sont pas moins extraordinaires. De telles armes ne sont plus en usage chez aucune des nations connues. Les Esquimaux de la baie d’Hudson et du détroit de Davis, depuis leurs relations avec les Européens, se servent pour la pêche de la baleine d’instrumens en fer. Ces lances de pierre et ces harpons d’os ont donc appartenu soit à d’anciens Esquimaux, soit à d’autres tribus ignorées, qui n’ont pas encore eu de rapports avec la civilisation. Dans les deux cas, la baleine, ce musée vivant qui porte quelquefois une histoire incrustée dans sa chair, mérite bien de fixer l’attention des naturalistes et des navigateurs. On ne peut en effet expliquer une telle circonstance que par la longévité de ces prodigieux animaux ou par l’existence de races humaines vivant sur des côtes inexplorées.

La baleine était pour nous un ennemi, continua le vieux marin ;

  1. Le témoignage des pêcheurs dépose, comme on voit, en faveur des idées de Barendz et des autres navigateurs hollandais, qui les premiers ont cherché un passage entre la Nouvelle-Zemble et le continent européen. L’existence de ce passage connu des baleines, inutilement cherché jusqu’ici par l’homme, semble en outre indiquée par la nature des courans et des marées. Quelques-uns de ces courans sont relativement tièdes, et les lames de glace y fondent en dégageant une légère vapeur.