Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sur le même chemin, c’est-à-dire sur le chemin qui conduit à la mer, on rencontre l’habitation de Boerhaave[1], plus vaste, plus ornée, plus somptueuse, comme il convenait à un des princes de la science. On m’a raconté que le propriétaire actuel de ce château cherchait à renier, pour je ne sais quel nom et quel titre de noblesse, ses liens de parenté avec le médecin célèbre. Rougir de Boerhaave et en rougir par amour-propre ! On ne s’éloigne pas non plus de ces lieux, où la grandeur des noms se mêle au charme du paysage, sans jeter un dernier regard sur le Rhin. Faible, oublié, méconnu, il se traîne misérablement vers Katwijk. Tel ne fut pas toujours le destin de ce fleuve déchu ; mais vers 860, une tempête, dit-on, éleva des montagnes de sable sur la côte et ferma la bouche du vieux Rhin. La poésie néerlandaise devait s’inspirer des infortunes du fleuve national. Au moment où le pays regrettait son indépendance, un poète hollandais, Helmers, assimilait le sort de sa patrie à la destinée du fleuve : il se demandait si, comme le Rhin, qui, après avoir promené majestueusement ses eaux à travers l’Allemagne, vient se perdre ignominieusement sur les rivages de Katwijk, la Hollande, qui s’était autrefois répandue non sans gloire sur le monde, devait finir par la servitude et l’abjection. Malheureusement cette œuvre, d’un caractère épique, n’est point exempte d’enflure ni de mauvais goût ; Le patriotisme est une belle chose ; la poésie en est une autre. Je préfère et de beaucoup au manifeste de Helmers une élégie simple et touchante dont l’auteur s’adresse également au Rhin. Le poète Borger compare sa jeunesse à celle du fleuve : « Comme toi, dit-il, j’ai eu des jours sans nuage ; mes plaines vertes, mon humble demeure, que l’amour dorait d’un rayon me paraissaient préférables aux palais des monarques. Le soir j’étais heureux lorsque, considérant avec elle la voûte étoilée, nous voyagions dans l’amour et nous prenions notre part du ciel ; mais maintenant !… » Ici le poète chante ses infortunes personnelles : la couronne de joie est tombée de sa tête ; le cours de son existence s’est assombri et perdu comme le cours du vieux fleuve. Sa femme est morte, son enfant est mort ; le bouton est tombé avec la fleur. Ils reposent à Katwijk, ces êtres si chers, et le Rhin leur a fait un oreiller de sable. L’époux, le père désolé mêle ses larmes aux eaux du fleuve, en leur recommandant d’en porter quelque chose aux tombes qu’il aime. Le monde est plein de tristesse et de misères : de même que le vieux fleuve, qui, connaissant à Katwijk le sombre dénoûment des plus belles destinées, ne voudrait sans doute plus recommencer son cours, le poète ne voudrait pas, dit-il, remonter vers les sources de sa vie.

  1. J’ai vu à Harlem, chez le savant professeur M. van Breda, un magnifique portrait de Boerhaave. La fougue et l’énergie viriles de cette tête sont incomparables.