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défiait toutes les autres villes des Pays-Bas. Aujourd’hui quel changement ! Cette opulente Ninive du Zuiderzée, comme on l’appelait, n’est plus qu’un misérable village. Une légende nous raconte les causes d’une décadence et d’une désolation qui rappellent le sort des vieilles cités bibliques. Les habitans de Stavoren, dit cette légende, ne sachant supporter une prospérité qui augmentait de jour en jour, tombèrent dans le luxe et dans l’insolence. Ils allèrent, dans leur orgueil, jusqu’à couvrir d’or leurs balustrades, leurs pots à boire et la porte de leurs maisons. Une telle extravagance humiliait les villes de la Hollande, qui s’en vengeaient en appelant ceux-ci les enfans gâtés de Stavoren. La superbe cité était parvenue à ce degré de splendeur, quand la fortune se retourna pour elle tout à coup comme le feuillet d’un livre au souffle du vent. Une veuve, riche marchande, ayant frété un vaisseau qu’elle avait envoyé à Dantzig, sur la Vistule, avait enjoint au capitaine de lui apporter des marchandises précieuses. Le capitaine, arrivé à Dantzig, ne put se procurer que du froment : il en chargea son bâtiment et s’en retourna. La marchande de Stavoren lui demanda ce qu’il avait acheté à Dantzig ; le capitaine répondit : Du froment. Alors l’orgueilleuse veuve lui commanda de jeter à la mer par tribord ce qu’il avait chargé par bâbord. Le capitaine obéit. Cependant Dieu manifesta son courroux. Aussitôt que ce froment eut été répandu dans la mer, il s’éleva à cet endroit-là un banc de sable d’une immense étendue, qu’on voit encore aujourd’hui et sur lequel échouent les navires. Ce banc de sable éteignit le commerce de cette opulente cité, qui diminua peu à peu. Aujourd’hui sa navigation et ses grandes pêches sont tombées avec tout le reste ; à peine ai-je vu quelques pauvres barques qui se livrent encore à la pêche du hareng dans les eaux du Zuiderzée.

Je me dirigeai enfin vers Harlingen, où l’on me dit que la pêche de la baleine s’était maintenue dans ces dernières années. Je me promenais sur le port, chef-d’œuvre de l’industrie néerlandaise : j’admirais ces digues de mer hautes et larges qui défient tout le poids de l’océan, lequel vient se briser au pied de la statue de Gaspard Robles[1], quand je vis entrer dans le port un vaisseau qui revenait des mers glaciales. Ce vaisseau était le dernier qui se livrât à la pêche de la baleine. Encore n’avait-il point réussi dans son voyage : il ne rapportait qu’une faible cargaison d’huile et quelques peaux de chiens marins. Ses voiles humiliées disaient assez l’insuccès de l’équipage. Il y avait pourtant sur le môle un peuple de curieux qui regardait

  1. Ancien stadhouder de la Frise, auquel la province et surtout la ville de Harlingen sont redevables de ces grands ouvrages.