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gelées de nuit, au choc des glaçons qui, pendant tout l’été, se heurtent pêle-mêle dans ces eaux. Ils naviguèrent ainsi « dans la glace, sur la glace et à travers la mer. » Pour comble de malheur, Barendz, en qui ils avaient placé toute leur confiance, était malade. On avait été obligé de le transporter de la hutte à la chaloupe sur un traîneau. Les fatigues, les privations, les horreurs de cette traversée augmentèrent encore ses souffrances. Entendant quelqu’un dire qu’un autre marin de l’équipage, Claes Adriansen, était dans un état désespéré, « je ne pense pas, dit Barendz, que je vive longtemps après lui. » Alors, se tournant du côté de Gerrit de Veer : « Donne-moi, ajouta-t-il, quelque chose à boire ; » mais il n’eut pas plus tôt porté le breuvage à ses lèvres, qu’il tourna les yeux et expira. Le même jour, Adriansen aussi mourut. Ils étaient partis dix-sept, et, à l’exception des deux qui succombèrent, le reste, après des dangers inouis, après avoir souffert de la faim et du froid, après avoir vu mille fois la mort dans ces neiges et ces solitudes éternelles, atteignit enfin une terre habitée. À Kola, ceux qui revenaient de la Nouvelle-Zemble rencontrèrent Cornelis Ryp, qui les avait quittés l’année précédente pour appuyer au nord. Les deux équipages se rejoignirent avec une joie mêlée de surprise : chacun des deux croyait à la perte de l’autre.

Ce fut la dernière expédition qui tenta en Hollande de trouver un passage à travers les glaces pour aller aux Indes et à la Chine. Le but de ce voyage était-il chimérique ? l’existence de ce passage est-elle une fiction ? Des navigateurs sérieux restent encore aujourd’hui persuadés qu’il existe vraiment une communication entre l’Europe et la Chine par la voie du nord. Le capitaine Ross poursuivit deux fois, en 1818 et en 1829, le même rêve qui avait séduit et entraîné Barendz, mais sans plus de succès. Après une centaine de voyages entrepris pour découvrir cette communication avec les mers de l’Inde, la question n’est guère plus avancée que le premier jour. Les Hollandais n’en conservent pas moins un respect bien justifié pour la mémoire de Barendz, l’un des plus habiles et des plus malheureux navigateurs qui fût jamais[1]. Le commerce profita peu des efforts de ce brave marin ; mais l’expédition qu’il dirigeait fit avancer d’un

  1. Tollens a écrit sur cette catastrophe mémorable un poème intitulé : l’Hivernage des Hollandais à la Nouvelle-Zemble (Tafeveel van de Overwintering van Nova Zembla). C’est la plus nationale des œuvres de Tollens, le plus populaire des poètes vivans. J’avoue pourtant préférer à cette poésie artificielle la simple et inculte relation des navigateurs eux-mêmes. L’auteur nous représente Barendz et ses compagnons tirant aux dés lequel d’entre eux on mangera. Jamais une pensée si horrible (leur journal en fait foi) n’entra dans la tête de ces malheureux. Un tel effet mélodramatique affaiblit, en voulant l’accroître, l’intérêt du récit. Tollens n’en est pas moins, surtout dans ses chants lyriques, un poète aimable, et on peut même le regarder, sous quelques rapports, comme le Béranger de la Hollande.