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ce que dix ans de persévérance ne lui donneront peut-être pas ? Il est permis d’en douter, et Camille, d’abord si défiante, se contente d’une bien courte épreuve. Ce que je dis de Camille, je peux le dire de son père. M. Bernard, furieux contre Léon, venu avec la ferme résolution de donner sa fille à son neveu, s’apaise bien vite, et trouve excellentes les raisons qu’il dédaignait autrefois. Il ne voulait pas d’un gendre pauvre, il accepte un homme ruiné. Pour expliquer cette subite conversion, il faut supposer qu’il est gouverné par sa fille ; mais toute sa conduite précédente dément cette supposition.

Comment donc expliquer les applaudissemens obtenus par la Bourse ? car le public applaudit la comédie nouvelle de M. Ponsard. La cause du succès n’est pas difficile à trouver. L’auteur a choisi avec discernement et traité avec adesse quelques lieux communs qui manquent bien rarement leur effet. Je ne parle pas des tirades contre le jeu, qui semblent commandées par le sujet. Il y a dans l’œuvre qui vient de réussir deux idées qui ont déjà réuni au boulevard de nombreux suffrages sous la modeste forme de couplets, et que nous voyons reparaître en alexandrins avec la même autorité, le même bonheur, — l’apothéose de l’ouvrier, l’apothéose du soldat. Sanctifier, glorifier le travail, le courage, le dévouement, rien de plus légitime la raillerie ne peut atteindre une telle pensée ; mais le goût demande si elle se produit à propos dans la comédie de M. Ponsard. Or je crois que la forme et l’occasion choisies par l’auteur soulèvent plus d’une objection. Quand Léon Desroches, renonçant à ses projets de suicide, veut expier sa faute, il préfère la condition d’ouvrier à la condition de soldat, et nous avons une tirade, que le parterre ne manque jamais d’applaudir, où la guerre est proclamée trop glorieuse pour ceux qui ont une faute à expier. Je ne me charge pas de prononcer entre le dévouement du soldat et le dévouement de l’ouvrier. J’incline à penser que ces deux conditions réclament une égale énergie. Ce que je veux noter, c’est que ce panégyrique de la profession militaire n’est pas à sa place, et qu’il est accueilli par des battemens de mains, comme s’il avait le mérite de l’opportunité. Plus tard, quand Reynold croit la cause de Léon perdue sans retour aux yeux de Camille et s’apprête à épouser sa cousine, les ouvriers de l’usine qu’il dirige lui offrent un bouquet, et le chef de la députation parle avec humilité des mains noircies par le charbon qui ont cueilli ces fleurs. Cette première partie de la scène nous étonne à bon droit. La réponse de Reynold nous étonne encore bien davantage. Il préfère les fleurs cueillies par des mains rudes et noires aux fleurs cueillies par des mains blanches : les premières ont été parfumées par le souffle du travail, et la foule d’applaudir.