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la plus vive, le cœur le plus bienveillant, et voyez ce que devient cet homme dès qu’il est dévoré de la soif de l’or. Il n’y a plus pour lui ni ami ni famille. Il rêve des châteaux, des palais, des parcs, des forêts, et oublie que sa femme et ses enfans attendent de lui le bien-être, la sécurité. Les nécessités de la vie s’effacent devant l’espérance d’une richesse indéfinie, car il n’y a pas de joueur qui se contente d’un million. Il entend répéter partout que le premier million est le seul difficile à gagner. Si la chance le favorise, il serait bien niais de s’en tenir au premier million. Pourquoi donc s’arrêterait-il en si beau chemin ? Les mains pleines d’or, il tentera de nouvelles aventures, et ne s’inquiétera pas du sort de sa famille, de l’avenir de sa femme et de ses enfans. Riche aujourd’hui, il veut être opulent demain. Les dangers que l’amitié lui signale sont pour lui des dangers imaginaires. Il marche les yeux fermés sur le chemin de l’abîme, et quand la fortune le trahit, quand le hasard, dont il avait fait son seul dieu, prend plaisir à déjouer tous ses calculs, à railler toutes ses espérances, le suicide lui apparaît comme un dernier refuge. Que peut-on reprocher à l’homme qui se tue pour se dérober à ses engagemens ? L’expiation n’est-elle pas égale à la faute ? Qui donc oserait accuser le joueur malheureux qui s’est brûlé la cervelle ? Vendre ce qu’on n’a pas, acheter ce qu’on ne peut payer, c’est une sottise si l’on échoue, un trait de génie si l’on réussit. Toute la morale du joueur de bourse est renfermée dans ces deux maximes. Rien en-deçà, rien au-delà. Pour lui, l’improbité s’appelle maladresse, la probité succès. Pourvu que sa signature ne soit pas protestée, pourvu qu’il ne soit pas exécuté, il marche tête haute et regarde en pitié tous les hommes laborieux qui ne savent pas s’enrichir. C’est là sans doute une donnée qui ne se prête guère à la comédie ; mais le drame peut en faire son profit. Les devoirs de la famille, obscurcis d’abord, puis effacés par une passion implacable et souveraine, le père lavant son déshonneur dans son propre sang, léguant la misère à des orphelins pour échapper à la honte, fournissent au poète tous les élémens d’une action poignante. C’est un sujet lugubre, j’en conviens ; mais entre les mains d’un homme habile ce sujet prendrait la grandeur et la beauté d’une tragédie des meilleurs temps de la Grèce.

Près du joueur réduit au désespoir, poussé au suicide, nous apercevons le joueur que la fortune n’a pas encore trahi, qui voit s’accomplir toutes ses espérances, que la richesse enivre, qui égaie de ses ridicules tous les hommes de bon sens. Il est riche, le monde lui appartient, rien n’est au-dessus de son intelligence, rien au-dessus de ses désirs. Il n’y a pas de question qui l’embarrasse, pas de femme qui puisse lui résister. L’homme qui remue des millions