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sur son front, autour de sa bouche, des plis qu’on apercevait à peine se sont creusés en rides profondes. Je ne crois pas qu’il ait souri une seule fois depuis qu’il a vu son fils disparaître sous la terre du dernier asile. Tout espoir orgueilleux, toute ambition à terme viager, toute félicité dont on s’inquiète, n’existent plus pour lui. Ce qui lui reste est un ressouvenir des temps passés, se résumant par ces terribles paroles de l’Ecclésiaste : Tout est vanité.

Il a bien des années encore à passer sur la terre. Elle ne seront pas perdues. Il ne s’absorbera pas éternellement dans ses souvenirs en deuil. Le jour doit venir où il se redressera, non sans effort, et reprendra le labeur quotidien, l’œuvre bienfaisante. Le jour doit venir où il pourra parler de son fils, raconter ses dernières heures, citer les beaux traits de sa jeunesse. N’a-t-il pas déjà retrouvé dans sa mémoire la touchante histoire de ce père qui disait, pleurant son enfant unique : « Je n’échangerais mon fils mort contre aucun de ceux qui font encore la joie d’une famille chrétienne !… » Il ne pensera jamais à son pauvre Pierce qu’avec une légitime fierté, et, quand la douleur a vieilli, cela console un peu.

La petite Mary, elle aussi, se consolera. Cette fleur de jeunesse, sur qui les vents d’hiver ont soufflé trop tôt, n’est pas à jamais flétrie. Ce cœur aimant, où vivra longtemps l’image de son ami d’enfance, ne se refusera pas éternellement à une autre affection ; elle obéira aux lois de la nature sans qu’on la puisse accuser de légèreté ou de perfidie ; elle ne repoussera pas, victime obstinée, importune aux siens et ennemie d’elle-même, le baume salutaire que le temps verse à pleines mains sur toutes les blessures d’ici-bas.

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Au moment même où cette page noircie va s’échapper de mes mains, j’ai la sous les yeux, pelotonné sur un coussin, devant le foyer, un beau petit garçon, encore mal apprivoisé, dont les yeux noirs et un peu sauvages errent d’un visage à l’autre, cherchant à comprendre et à reconnaître. Il y a quelques semaines à peine que sa mère, en mourant, nous l’a légué. Encore un des orphelins qu’a faits la grande victoire ! — C’est le fils d’Alan.

Voilà l’héritier présomptif de Thorney-Hall.

Mon frère, qui, pensif, erre autour de cet enfant, le regarde avec une sorte de curiosité pénible. Il interroge ce petit visage bohémien, masque impénétrable de passions encore en germe, et semble se demander si les nobles qualités du sang des Randal suffiront à modifier, à épurer celui que sa mère y mêla.

N’importe. L’enfant peut justement revendiquer ce nom de Randal. La loi le lui donnera : Dieu fera le reste.


E.-D. FORGUES.