Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le 3 octobre 1854, de grandes nouvelles arrivèrent à Thorney. La bataille de l’Alma était gagnée, Sébastopol était pris ! Tante Thomasine, arborant ses lunettes, nous donna lecture du journal. Mon frère écoutait, le front appuyé sur sa main.

Son régiment a donné, dit-il avec calme.

— Dieu merci ! ajouta la tante. Et s’il n’avait pas donné, Pierce serait tout de même allé au feu, j’en suis bien certaine, allez !

Mon frère se leva et partit pour Burndale. — Il faut bien, nous dit-il, que la petite Mary sache les nouvelles. — Cette affectueuse pensée, qui lui venait dans un moment de suprême anxiété, lui aurait, à elle seule, gagné mon cœur.

Bientôt arrivent d’autres nouvelles. Sébastopol n’est pas pris. On s’est, il est vrai, battu à l’Alma. Le chiffre des pertes est connu, mais pas de noms. Ah ! quelles angoisses ! Mary ne nous quitte plus. Hugh a besoin de l’avoir auprès de lui, et chacun d’eux se berce des espérances que l’autre affecte.

On a les listes. Le régiment de Pierce a horriblement souffert. Pierce lui-même est blessé,… grièvement blessé.

— Il n’est pas blessé à mort, fait remarquer la tante Thomasine, qui maintenant ne semble plus si résolue.

— C’est la chance de la guerre, dit Hugh, affermissant sa voix, qui tremble malgré lui. Il jette un second coup d’œil sur les listes : — Le régiment d’Alan a été aussi fort maltraité, reprend-il. Pauvre garçon ! nous l’avions presque oublié dans nos inquiétudes.

Un sanglot nous fait retourner la tête. C’est Mary qui pleure, à genoux près du canapé, d’où elle a glissé.

Le soir, sa mère vint la prendre, et mon frère partit pour Londres. Nous nous doutions un peu qu’il ne s’arrêterait pas là, et ne fûmes nullement surpris quand une lettre de lui nous apprit qu’il allait à Constantinople, et de là partout où Pierce aurait pu être transféré. Il écrivit aussi à « la petite Mary. »

Les listes définitives nous parvinrent enfin. Parmi les noms des simples soldats tombés morts sous le feu des Russes figurait obscurément celui d’Alan Randal. C’était bien ainsi qu’il voulait finir, au milieu du bruit de la bataille et des cris de victoire. Les détails donnés par la correspondance des journaux mentionnaient l’intrépidité hors ligne d’un jeune officier qui, atteint d’un boulet, survivait cependant à sa blessure. Ce jeune officier, c’était notre Pierce. Il avait le bras gauche emporté.

La tante Thomasine était si glorieuse de son petit-neveu, qu’elle acceptait très philosophiquement la perspective de le revoir mutilé. J’allai vers Mary, que je trouvai dans des dispositions presque analogues. Seulement son héroïsme était de moins bon aloi, car au mo-