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redoutable à Bernadotte. Les symptômes de cet égarement d’esprit qui avait fait commettre à l’ex-roi tant de fautes s’étaient multipliés depuis sa chute. Dans les premiers temps, malgré son abdication, il avait hautement réclamé ses droits ; mais quand il avait appris l’élection de Bernadotte, il avait écrit au roi Charles XIII, son oncle, que la Suède, après un tel choix, n’entendrait plus parler de lui, et il avait chassé les Suédois qui l’entouraient, ne voulant plus de relations avec un pays détesté. Dès-lors on le voit errer, pauvre et seul, à travers l’Allemagne et l’Europe, tantôt se livrant à l’Angleterre ou à la Russie comme un instrument et un drapeau, tantôt s’enfermant avec le visionnaire Jung Stilling, qui, après avoir enflammé jadis son esprit déjà malade, lui persuada aujourd’hui que son rôle était fini sur la terre, et qu’il ne devait plu attendre que la couronne céleste. Un jour il voulait partir pour Jérusalem et se prosterner sur le tombeau du Christ, le lendemain il faisait ses préparatifs pour aller en Amérique, en Pensylvanie, visiter les forêts du Nouveau-Monde. Au commencement de 1811, Gustave est en Angleterre, où il habite chez le comte de Lille (Louis XVIII) ; là il reste enfermé tout le jour à lire la Bible ; il n’en sort que pour le dîner, et refuse à peu près tous rapports sociaux et toute conversation. En mars 1812, il loge à Bâle, à l’auberge de la Cigogne, avec un seul domestique. Il dort le jour et passe les nuits en de mystérieux entretiens avec les ombres de ses aïeux. Au mois de février 1813, le ministre de Danemark à Dresde reçoit subitement sa visite. « Le comte de Gottorp[1], écrit-il, arriva dimanche, à six heures du soir, en chaise de poste ; il s’arrêta à ma porte. On me l’annonça, par méprise, sous le nom de Ganstorf. Ce nom bizarre, un long manteau qui couvrait un étranger extrêmement maigre, un sabre pendant à son côté, deux pistolets à sa ceinture, une grande moustache et un bonnet polonais m’auraient fidèlement représenté quelque farouche officier de Cosaques, si mon hôte n’eût parlé suédois. Persuadé tout au moins que j’étais en présence de quelque aventurier bizarre, je fus fort étonné quand le prince, parlant avec une incroyable volubilité, m’annonça qui il était… Il me demanda des nouvelles de Danemark et même de Suède, parlant du roi Charles XIII avec respect et des généraux qui avaient pris part à la révolution sans aucun ressentiment, protestant d’ailleurs qu’il avait renoncé à tout espoir de remonter sur le trône… Puis il m’annonça qu’il voulait partir pour Jérusalem, parce qu’il ne pouvait résister à l’ennui qui le dévorait en Europe. « Mes idées, me dit-il, ne rencontrent autour de moi, hors de moi, aucun objet ; elles s’obscurcissent

  1. Gustave IV avait alors adopté ce nom, qu’il changea plus tard en celui de Gustafson.