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« — C’est d’imposer le silence ; il m’est impossible de m’expliquer.

« — On ne t’interrompra plus, reprit Chamyl en promenant un regard d’autorité autour de lui ; mais comment allons-nous finir ?

« — Les princes ne peuvent décidément pas vous donner plus de quarante mille roubles ; vous aurez de plus votre fils et tous les prisonniers montagnards que l’on pourra réunir. Dans le cas où votre fils ne consentirait pas à profiter de l’autorisation que l’empereur lui a accordée de venir vous rejoindre, vous enverrez vers lui des personnes de confiance pour tâcher de l’y décider.

« — Cher Isaï-Bek, reprit Chamyl, je tiens moins au retour de mon fils qu’aux intérêts de mon peuple. Voilà plus de seize ans que je suis séparé de lui ; je l’ai oublié. Non, donnez-moi un million. Le prince Tchavtchavadzé a perdu sa famille en défendant bravement son pays. L’empereur lui doit une récompense ; c’est au prince de la demander.

« — Iman, personne n’ose chez nous adresser une demande à l’empereur. C’est de lui-même qu’il a daigné autoriser votre fils à se rendre auprès de vous ; le prince n’aurait pas osé solliciter cette faveur. Quant au courage qu’il a montré, bien d’autres en font autant, et s’il fallait récompenser chacun en lui donnant un million…

« — C’est bien ; nous reparlerons de tout cela. Il faut que j’aille prier.

« — Iman, je voudrais vous entretenir sans témoins.

« — C’est bien, c’est bien. Va-t-en avec la grâce de Dieu. »


L’interprète obéit. On le laissa seul dans son logement jusqu’au soir. Les repas qu’on lui servit étaient excellens, et on lui offrit même du sel, ce qui chez les Tchetchens est une preuve de haute considération. On lui amena les petits princes Tchavtchavadzé et Orbéliani ; il avait donné la veille à Chamyl la lettre dont il était chargé pour les prisonnières. Le soir, Chakh-Abbas et plusieurs des montagnards qui avaient assisté à l’audience du matin vinrent le trouver. Profitant de la circonstance, Gramof se mit à causer en arménien avec son compatriote ; il lui offrit une montre, deux pièces d’or, du thé, et l’affidé de Chamyl lui promit de le seconder Tous les hommes d’un rang inférieur qui approchent le chef montagnard sont très avides de cadeaux. Le lendemain, Chamyl ne fit point appeler Gramof ; mais le jour suivant il eut un second entretien avec lui. Il y avait encore d’autres personnes dans la chambre.


« — Assieds-toi, Isaï-Bek, lui dit Chamyl suivant l’usage.

« — Permettez-moi de rester debout ; mes jambes me font souffrir.

« — A ta volonté. Es-tu bien portant ?

« — Dieu merci.

« — Que Dieu te conserve ! Ne veux-tu pas réjouir les princesses ?

« — Cela dépend de vous.

« — Vois-tu, les princesses sont bien traitées par nous : elles sont tellement gardées, qu’un oiseau ne vient pas les déranger ; mais si je le fais, ce n’est pas uniquement pour elles. Il faut que les princes m’en sachent gré ;