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pas. On est arrêté à chaque page, presque à chaque ligne, par des comparaisons énigmatiques, par des images inattendues, dont le sens et la valeur ne sont pas faciles à démêler. Je choisis dans ce chaos la plus ténébreuse de toutes ses visions, Ce que dit la bouche d’ombre, que Milton n’eût sans doute pas baptisée du nom de ténèbres visibles, et je pense que l’analyse de cette pièce suffira pleinement à justifier mon jugement. Je ne veux pas chicaner le poète sur le début de son récit ; il n’appartient qu’aux géographes et aux marins de lui demander comment un cap, fût-ce même le cap de Rozel, peut s’arrondir en presqu’île. Je laisse de côté le lieu où Victor Hugo a recueilli les paroles de l’ombre, je m’en tiens aux révélations entendues sur le cap de Rozel. Or, je ne crains pas de le dire, l’Apocalypse, qui a mis en déroute une des plus fortes intelligences dont l’humanité s’honore, l’intelligence de Newton, l’Apocalypse est aussi limpide que l’eau de roche, si on la compare à ce que dit la bouche de l’ombre. La vision de Patmos, dans ses versets les plus caligineux, devient radieuse quand on l’interroge après avoir lu la vision cosmogonique de M. Victor Hugo. À l’époque où saint Jean écrivait son Apocalypse, toutes les sciences étaient à l’état d’enveloppement, c’est-à-dire de confusion. L’esprit humain n’avait pas encore compris la nécessité de diviser le monde pour l’étudier. Il ne faut donc pas s’étonner d’y rencontrer des idées que l’observation contredit. Aujourd’hui, quand l’astronomie, la physique et la chimie, la minéralogie, la botanique et la zoologie se partagent l’étude du monde, annoncer par la bouche de l’ombre que l’homme, en sortant des mains de Dieu, était impondérable, et que la première faute a créé la pesanteur, c’est une fantaisie qui n’a pas même d’excuse dans la Genèse de Moïse. Le sourire est la seule réfutation qu’on puisse opposer à de telles révélations. Mais acceptons l’impondérabilité originelle de l’homme, et voyons le parti que le poète en a tiré. Pythagore enseignait la transmigration des âmes, et défendait à ses disciples de manger la chair des animaux. M. Victor Hugo élargit la doctrine de Pythagore, et admet la transmigration des âmes dans les trois règnes de la nature, c’est-à-dire de l’homme à la pierre. Je n’ai pas besoin d’ajouter que cette doctrine, appliquée comme celle du philosophe grec, mènerait droit à la famine universelle en présence des plus riches moissons. Ce n’est la qu’un détail sans importance, dont le poète n’a pas dû se préoccuper. Ce qu’il faut noter, ce qui est à mes yeux la clé de cette composition étrange, sans précédent peut-être dans la littérature moderne, c’est que la doctrine pythagoricienne, ainsi élargie, devient un code pénal et châtie toutes les fautes, depuis les crimes de la royauté jusqu’aux délits les plus vulgaires. Je n’ai pas la prétention de croire que j’ai deviné le sens