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Je m’occupai ensuite d’établir notre petit budget sur des bases régulières, et je me convainquis, en quelques heures d’étude, que le petit capital sur lequel reposait tout notre avenir, ne pouvait durer trois ans, si réduites que fussent nos dépenses. Il y avait là un déficit à combler, et par quel travail y suffirais-je ? car je n’en étais pas, Dieu merci, à me croire trop bien née pour travailler. Je n’avais pas assez de talens pour me vouer à l’enseignement, pas assez de goût pour faire des modes ou de la broderie. Restait donc la couture, la couture élémentaire et primitive. J’en parlai à ma propriétaire, et bientôt après elle m’apporta de beau linge à coudre pour une grande famille où elle avait été jadis bonne d’enfans ; Plus tard, M. Flinte, qui daigna se renseigner auprès de moi de nos moyens d’existence, apprit à quel travail je m’étais vouée, et donna ordre à sa femme de charge de m’employer exclusivement. De ce moment l’ouvrage ne me manqua jamais. Il est vrai que, malgré cette absence de chômages, les profits n’étaient pas considérables, attendu qu’à titre de parente, M. Flinte me payait un tiers de moins que le tarif ordinaire ; mais j’acceptai ses conditions, et n’imaginai pas d’ennuyer Hugh de toutes ces misères auxquelles, en définitive, il n’eût su quel remède apporter. Nous vécûmes ainsi fort heureux, ce qui m’a laissée bien convaincue que, pour une femme, le grand point est d’avoir une tâche à remplir, n’importe laquelle, et un être’ auquel se dévouer. La tante Thomasine, à qui nous rendions compte, par écrit, de tous nos arrangemens, s’étonnait de la gaieté de nos lettres, mais bien plus encore du prix auquel on avait le « front » de nous vendre les œufs et le beurre. Ceci la mettait hors d’elle.

Un soir que j’avais attendu mon frère beaucoup plus tard que de coutume, il rentra suivi de quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était le cousin Harley, qui, arrivé d’Edimbourg, était allé prendre Hugh chez M. Flinte, et venait passer la semaine avec nous. Il avait l’air très bien portant et très gai. Le motif de son voyage à Londres était, nous dit-il, « une affaire qui pouvait, suivant ses résultats, l’y retenir plus ou moins longtemps. » Hugh, qui, d’après l’avis de son patron, étudiait le français, nous quitta bientôt pour aller prendre sa leçon chez un professeur voisin, et je sus alors ce qu’était la grande affaire du cousin. Il venait me demander en mariage. C’était une idée, me dit-il, qu’il avait depuis fort longtemps, et dont il avait été détourné par cette aversion que mon père témoignait pour les mariages entre parens. Mon indifférence l’avait un peu rebuté, mais il ne pouvait prendre sur lui de renoncer à la plus chère de ses espérances. Si je consentais, j’aurais immédiatement une existence indépendante, et il se chargeait de faire entrer Hugh dans la maison de commerce dont il était un des associés.