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à la convaincre que j’avais tout fait, sans succès, pour fléchir nos parens. Elle les voyait toujours froids, toujours durs pour elle, et cette enfant, jadis si gâtée, m’en voulait de ne pas avoir vaincu leurs ressentimens. — Je ne peux vivre ainsi, me disait-elle… Personne ici ne m’aime… personne que M. Langley !… Et à tout ce que je lui disais pour la calmer, en la flattant d’un avenir meilleur, elle ne répondait que par des reproches ; mais ces reproches ne m’irritaient pas : j’avais pitié d’elle. Songez donc, une enfant… seize ans à peine… se heurtant à un premier obstacle ! Aussi revenais-je souvent à la charge auprès de nos parens. Malheureusement ils n’avaient confiance ni dans la solidité de ce juvénile attachement, ni surtout dans le caractère de M. Langley. Mes instances étaient donc inutiles.

J’ai là, sous les yeux, un petit cahier vert, présent, de la tante Thomasine, où j’écrivais chaque soir mes pensées du jour. C’est ce qu’on peut imaginer de mieux pour combattre ses faiblesses que de les faire ainsi comparaître devant soi et de les juger, dans le calme de la solitude. Là, je retrouverais encore aujourd’hui, si je le voulais, mes mouvemens de jalousie sévèrement condamnés, mes aspirations vers la tombe repoussées comme d’horribles tentations. Il m’est arrivé de revenir sur ces traces du passé avec un singulier étonnement. — Est-il possible, me suis-je demandé quelquefois, est-il possible que j’aie pensé tout cela ? — Or rien de plus certain, rien de plus vrai, tout étrange que cela me paraisse.

Il y a là une journée, entre autres, dont le souvenir m’est encore bien présent : une tiède après-midi où j’étais assise au bord de l’eau, sur ces degrés dont j’ai parlé. La rivière venait presque baigner mes pieds. Un singulier enchaînement de pensées me suggérait, avec des incitations toujours croissantes, que j’avais un sûr moyen de me venger d’eux, en mourant là, dans cette eau limpide. Pourraient-ils, causes et complices de ce suicide, songer à s’unir ? Oseraient-ils défier ainsi mon spectre vengeur ?… Ce fut là le moment critique de ma douleur, le plus haut période de ces fièvres qui parfois me brûlaient le cerveau. À partir de cette page, — que je n’arrache pas du livre de ma vie, mais que je voudrais n’avoir jamais écrite, — un apaisement graduel se manifeste. Le silence se fait en moi ; la résignation me plie à son joug… Parfois je faiblis ; je me sens près de faillir encore… Quelle maladie mortelle n’a ses rechutes ?

Cependant mon père ne se laissait pas ébranler par mes instances réitérées. J’avais fini au contraire par réconcilier la tante Thomasine avec ce mariage qu’elle avait tout d’abord déclaré impossibles Marian avait toujours été sa favorite, et l’idée de la voir dépérir lui était