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de son feu. À ma vue, ses aiguilles lui tombèrent des mains. — Bon Dieu ! qu’a cette enfant ? s’écria-t-elle aussitôt, elle est pâle comme la mort !… Je me laissai tomber sur un siège, et là, les yeux fixés sur le feu, — ce même feu où j’avais vu autrefois tant de merveilleuses féeries, — je laissai couler mes premières larmes. La bonne tante ne me pressa de questions que lorsque je fus un peu calmée. Alors je lui dis tout, moins ce qui les accusait trop. Elle ne s’en indigna pas moins de ce qu’elle appelait déception, trahison, — que sais-je, moi ? — et voulait aller demander justice à mon père. J’eus peine à l’en empêcher. Elle me laissa ensuite pleurer une heure entière tout à mon aise. Je me suis toujours dit, en songeant à cette sympathie muette et pleine de tact, que la tante Thomasine avait dû, elle aussi, passer par quelque épreuve du cœur. Quand la nuit fut venue, je me remis en route. En rentrant à Burndale, en longeant ces vieilles et bizarres maisons où tant de générations s’étaient succédé, je me représentais avec une sombre joie combien d’émotions pareilles à la mienne avaient agité tous ces êtres, passagers au même lieu, voyageurs sur la même route, et maintenant froides cendres, — ce que je serais au bout de peu d’années…

En entrant dans Watergate, je vis un homme qui passait et repassait lentement devant notre demeure. C’était M. Langley. Je devinai pourquoi il m’attendait et j’aurais voulu l’éviter, mais à peine m’eut-il aperçue, qu’il s’élança vers moi : — M’écouterez-vous, Grisell ? me demanda-t-il en me barrant le passage. — Aucune réponse ne me fut possible. Lui-même demeura muet en face de moi pendant une ou deux minutes. — Je ne puis me justifier, reprit-il, je ne puis que vous demander pardon… Me permettez-vous de vous écrire ? — A quoi bon ? répondis-je enfin avec effort. Et pour le tirer de ce cruel embarras : — Je vous pardonne, ajoutai-je. Oubliez-moi, c’est tout ce que je vous demande… Et maintenant, adieu !

— Un instant, Grisell… Votre père…

— Vous lui avez dit ?…

— Absolument tout… Il me condamne, et il a raison… Mais Marian…

Ici, je voulus passer outre. M. Langley me retint, sa main posée sur la mienne. Quel droit avait-il de me torturer ainsi ?

— Votre père m’a chassé de chez lui, reprit-il, et pourtant il faut que je voie Marian… Je la verrai bien certainement… Grisell, voulez-vous intercéder pour nous ?

Tandis qu’il m’adressait cette requête étrange, ses gestes étaient ceux d’un homme qui a perdu tout empire sur lui-même. Le savant calme et posé, tel que je l’avais toujours vu, avait fait place à une espèce de fou.