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n’est, examiné avec attention, qu’un entassement de bâtisses irrégulières et, si l’on peut se servir de ce mot, incohérentes. Sa situation, son air antique, les beaux arbres qui le ceignent à demi, voilà tout ce qu’il a de vraiment pittoresque. C’est du reste une habitation bien tenue et paisible. Vous chercheriez en vain une trace de roues sur le sable de l’avenue qui, de la grande porte, surmontée de griffons héraldiques, conduit, traversant l’enclos, jusqu’au porche intérieur. Les gazons qui séparent les massifs d’arbres sont unis comme velours. Les haies de lauriers et de houx épineux qui dessinent les terrasses étagées sont taillées avec une précision mathématique. Dans l’espace inculte s’entrecroisent de petits sentiers soigneusement bordés de buis.

Tel n’était pas Thorney-Hall vers 1775. Ralph Randal, — ou le squire Ralph, comme l’appelaient familièrement ses voisins, — mettait peu de soins à maintenir autour de lui le bon ordre. Sous sa main prodigue, le vieux domaine s’émiettait. Aux portes du château, peuplé d’hôtes avides, de parasites bruyans, tandis que blasphémait l’orgie, tandis que s’échangeaient les toasts tumultueux, la Ruine s’était assise, s’inquiétant peu des griffons de pierre qui lui faisaient la moue. Elle y dévorait en paix, acre par acre, ces magnifiques terres qui depuis six siècles étaient restées dans la même famille, et de temps à autre elle montrait au squire épouvanté, sur le seuil de la salle des festins, sa face menaçante et blême.

Un jour, à bout de ressources et sous le coup d’une catastrophe imminente, le squire mourut, et très soudainement. De quelle façon ? Ceci resta un mystère. Les voisins n’en parlaient qu’à voix basse. La chambre du Levant, où Ralph Randal avait rendu l’âme, demeura fermée. On porta ses restes dans les caveaux de l’église de Thorney, où ils reposèrent sous le même abri que ceux de ses ancêtres ; mais aucun cérémonial, contrairement à l’usage traditionnel, ne signala cette translation presque furtive. Ralph Randal laissait trois enfans : une fille d’âge et de caractère à ne se plus marier, et deux fils issus d’un second hymen. Miss Grisell Randal fut mise en possession de la fortune de sa mère. Les deux garçons n’avaient rien. On vendit en détail l’immense domaine, dont le prix couvrit à peine les dettes longtemps accumulées par son dernier possesseur. Miss Grisell racheta le vieux château, voulant assurer à ses frères, aussi longtemps qu’ils en pourraient avoir besoin, l’asile du toit paternel.

Ceci désappointa fort le principal acquéreur des terres de Thorney, un M. Nevil, cousin éloigné des Randal, qui habitait, non loin de là, les ruines d’un ancien prieuré. Il crut pouvoir hasarder à cette occasion quelques remontrances, fondées tout autant sur son désir d’acquérir le vieux château que sur les inconvéniens, pour miss Grisell,