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que lui avaient causée les paroles des naïbs. Ce fut sa sœur qui prit la plume pour écrire au général Read[1] les lignes suivantes : « Général, nous sommes prisonnières, nous manquons de tout ; venez à notre secours, et faites part de notre situation à nos familles. Voici notre adresse : à Dargui-Védeno, maison de Chamyl. » La princesse signa la lettre et la remit au messager qu’on lui avait envoyé.

Un familier du prophète vint un peu plus tard inviter les princesses à se rendre auprès de Chamyl. Elles refusèrent de le suivre, disant que, dans l’état où elles se trouvaient, elles ne se présenteraient ni devant Chamyl ni devant aucun de ses lieutenans. Cette attitude digne et ferme eut un bon résultat : on autorisa les princesses à envoyer une de leurs suivantes dans la tente de Chamyl, pour choisir, parmi les dépouilles rapportées par les montagnards, les effets qui pourraient leur servir à s’habiller. Une servante polonaise, accompagnée de deux factionnaires, se rendit dans la tente du prophète, et, parmi plusieurs paquets de vêtemens, choisit le plus gros. On y trouva une blouse de soie, un katibo (sorte de mantille garnie de fourrures), plusieurs mouchoirs, des bas et des souliers dépareillés. Cette maigre garde-robe fut partagée entre les prisonnières. La princesse Anne eut la blouse, le katibo t un mouchoir de coton dont les vives couleurs rehaussèrent un peu la pâleur de ses nobles traits. Le jour même où l’on fit cette distribution de vêtemens, c’est-à-dire le 8 juillet 1854, les prisonnières reçurent ordre de se préparer à partir pour Dargui-Védeno. Le trajet qui leur était imposé exigeait trois semaines de marche, et de nouvelles épreuves les attendaient pendant ce laborieux pèlerinage. Les quelques journées si pénibles dont nous venons de raconter les incidens peuvent donner une idée de celles qui se succédèrent depuis le 8 juillet 1854, jour du départ, jusqu’à l’arrivée à Dargui-Védeno, le 30 du même mois. On traversa d’abord les ravins abrupts qui avoisinent la Kakhétie, puis les sauvages solitudes qui protègent la résidence de Chamyl et les divers centres des populations caucasiennes. Le prince Ivan Tchavtchavadzé, qui était devenu le compagnon des princesses, se montra plein de dévouement et de courage pendant cette périlleuse excursion. Tantôt il fallait veiller pendant les haltes à la santé des enfans, et se précautionner contre le mauvais vouloir des montagnards, tantôt il s’agissait de répartir équitablement entre les prisonnières les ressources dont on disposait, sans blesser cet égoïsme que développent chez les meilleures âmes les grandes infortunes, et qui commençait à se manifester dans la petite troupe. Nous passerons

  1. Commandant les troupes russes et gouverneur civil des provinces caucasiennes. C’est le même qui est mort en 1855 dans la guerre de Crimée.