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causes. Tout cela change singulièrement aujourd’hui. La Mer-Noire est libre, et le comte Orlof annonçait récemment dans le congrès que le tsar réclamait du sultan l’autorisation de faire franchir le Bosphore par les deux derniers vaisseaux de ligne qui restent à Nicolaïef, pour les envoyer dans la Baltique. Les arsenaux disparaissent ou vont disparaître. La frontière russe est en quelque sorte ramenée du Danube au Pruth par l’abolition du protectorat des principautés protectorat qui n’existait point en droit à la vérité, ainsi que l’a répété M. de Brunnow, mais qui existait en fait, et qui s’exerçait comme s’il avait eu un caractère légal. La Russie n’abdique point sans doute cette noble prérogative, revendiquée par l’Europe tout entière, de s’intéresser au sort des populations chrétiennes de l’Orient, mais elle perd le droit de se faire une arme d’un intérêt religieux pour ébranler l’empire turc. En un mot, s’il n’est point permis de parler d’humiliation après la défense de Sébastopol, les derniers événemens font du moins à la Russie une situation où elle n’a plus dans les mains des instrumens de prépondérance et d’action acquis par une politique fixe et opiniâtre, au prix de sacrifices et d’efforts souvent renouvelés depuis un siècle. Tel est le résultat de la guerre pour la Russie. Pour l’empire ottoman au contraire, le résultat, c’est son admission au sein des peuples européens, c’est la consécration de son indépendance, placée désormais sous la garantie de toutes les puissances.

La Turquie, il faut le dire, est dans une situation où elle n’a jamais été. Elle se trouve sommée par la fortune de devenir un empire sérieux. L’Europe lui a donné la liberté nécessaire pour aspirer à ce rôle, la civilisation lui en fournit les moyens, en lui offrant les idées, les principes, les usages propres à régénérer ces merveilleuses contrées. Selon quelques esprits, le traité de paix aurait dû peut-être donner le caractère d’un engagement diplomatique aux réformes récemment accomplies par le sultan. C’est oublier l’origine et les conditions de la guerre qui vient de finir. Asservir l’autorité souveraine du sultan, dans son propre empire, à un protectorat quelconque, c’eût été donner raison à la Russie, et finir par lui accorder le droit qu’elle réclamait au commencement de la lutte, sauf à entrer avec elle en partage de ce droit. Les réformes en faveur des chrétiens restent donc comme un acte émané de la volonté spontanée du sultan, mais elles ne doivent pas être moins sérieuses. Il y a une raison décisive pour qu’elles suivent leur cours : elles sont nécessaires. Malheureusement l’ère nouvelle inaugurée par le dernier édit de l’empereur ottoman a commencé sous d’assez sombres auspices. Presque au même instant les faits les plus douloureux sont venus attrister ces pays, où sont encore les armées européennes. Non loin de Varna, le pacha a fait enlever une jeune fille chrétienne dans une intention facile à comprendre. L’archevêque a protesté contre cet attentat ; les consuls de France et d’Autriche se sont joints à lui. Lorsqu’on a retrouvé cette jeune victime, elle était morte : elle avait été massacrée. Sur un autre point, des soldats anglais ont été obligés de faire usage de leurs armes contre les Turcs pour la défense des chrétiens, qui voulaient placer une cloche dans leur église. À Naplouse, le fanatisme turc a massacré le père du consul de Prusse. De tels incidens ont pu n’être point rares autrefois, lorsque l’empire turc était presque un empire inconnu. Aujourd’hui ils ne doivent plus être tolérés, et le gouvernement ottoman lui-même s’est hâté d’ordonner des pour-