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conçue. Si cette théorie, qui n’a rien d’hypothétique, était largement appliquée, les déchéances littéraires qui nous affligent seraient moins nombreuses. Nous ne verrions pas les talens les plus élevés oublier leurs antécédens, et descendre aux combinaisons les plus vulgaires pour exploiter leur renommée. S’ils étaient surveillés avec plus d’attention, avertis avec plus de franchise, ils ne se permettraient pas ce qu’ils se permettent. Des poètes applaudis pendant vingt ans pour l’expression harmonieuse de sentimens vrais n’iraient pas se fourvoyer dans l’histoire et la philosophie, qu’ils n’ont jamais étudiées. Ils ne donneraient pas des flots de paroles pour des pensées ; ils n’entretiendraient pas le public de leurs succès de collège avec une prolixité puérile. Les romanciers qui ont su nous émouvoir, à qui nous devons des heures délicieuses, n’oseraient pas nous offrir des ébauches écrites au courant de la plume, où nous avons peine à retrouver quelques vestiges de leur première puissance ; mais ils ont rencontré dans la complaisance de la critique de tels encouragemens, qu’ils se croient tout permis, et parlent au hasard, assurés d’avance que chacune de leurs paroles sera recueillie avec avidité. Voilà où nous a conduits l’indulgence de la critique. Il n’y a plus maintenant pour le plus grand nombre des lecteurs ni bons ni mauvais livres, à n’y a plus que des noms célèbres ou obscurs. La page la plus frivole, la plus vide, la plus insignifiante, signée d’un nom consacré par la louange, est acceptée sans contrôle, et ceux qui osent dire ce qu’ils en pensent, eussent-ils cent fois raison, sont traités d’envieux. Que le public renonce donc à se plaindre. L’indolence des écrivains est la conséquence légitime, la conséquence nécessaire de son engouement pour les noms célèbres. S’il pesait les œuvres au lieu de s’attacher à la signature, tout changerait bientôt de face. Les noms nouveaux se feraient jour, et la louange irait aux plus dignes au lieu d’aller aux plus célèbres. L’émulation renaîtrait, et nous verrions se produire des conceptions pleines de jeunesse et de puissance, car la sève du génie national n’est pas tarie, quoi que puissent dire les adorateurs du passé. L’imagination n’est pas frappée sans retour de langueur et d’atonie ; elle se relèvera, elle retrouvera sa vigueur, dès qu’elle verra les encouragemens distribués avec plus d’équité. On a beau dire qu’elle se développe spontanément, il est certain qu’elle a besoin d’aiguillon pour s’aventurer dans les entreprises laborieuses. Tant que la louange sera prodiguée sans mesure et sans discernement, il ne faut pas espérer que l’imagination s’épanouisse comme aux jours d’une discussion ardente et passionnée. La renommée, pour le poète, pour le romancier, pour l’historien, est le salaire légitime du travail et de l’étude. Si la célébrité une fois conquise dispense de tout effort, si le nom protège l’œuvre et interdit toute discussion, il ne faut pas s’étonner que les talens