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seulement qu’elle a vécu dans le commerce familier des poètes, des historiens, des philosophes, et à ses yeux c’en est assez pour établir sa compétence en poésie, en histoire, en philosophie. Elle ne s’attribue pas la faculté de refaire les œuvres qu’elle juge ; si elle poussait l’orgueil jusque-là, elle serait justement accusée de folie. Elle sait concilier la hardiesse avec la prudence. Elle connaît trop bien et depuis longtemps les dangers semés sur toutes les routés de la pensée pour ne pas compatir aux défaillances des pèlerins les plus courageux ; mais le but une fois marqué, elle veut qu’on y marche franchement, et ne comprend pas où du moins n’accepte pas une œuvre infidèle au dessein annoncé par l’auteur.

Est-ce de sa part témérité, présomption ? Pour comparer l’œuvre à l’intention avouée, est-il nécessaire de s’attribuer des facultés supérieures ? Pour dire au poète, à l’historien, au philosophe : Je me souviens de vos promesses, qui m’ont paru excellentes, et je désapprouve la manière dont vous les avez tenues, est-on coupable d’outrecuidance ? Il n’y a pas un lecteur qui ne trouve en lui-même les élémens d’une réponse décisive. La question est aussi facile à résoudre qu’à poser. Tout homme qui vise à la renommée et qui veut agir par la seule puissance de la pensée, poète, historien ou philosophe, doit se résigner aux chances de son entreprise. Si la louange est douce, le blâme n’est pas nécessairement une injure ; je prends ici le mot dans l’acception latine. Le blâme sincère, le blâme fondé sur la connaissance des passions, sur l’étude du passé, sur l’analyse des facultés humaines, n’est pas une injustice. Il semble qu’une telle vérité n’ait pas besoin d’être affirmée. Cependant, malgré son évidence, elle a été souvent contestée. Aux droits revendiqués par la critique on oppose les privilèges divins du génie. J’admettrai volontiers ces privilèges toutes les fois qu’ils pourront se concilier avec le but de la poésie, de l’histoire, de la philosophie. Dès qu’ils foulent aux pieds cette condition, je ne les reconnais plus. Si l’on vient me dire, au nom des privilèges du génie, que le poète n’a pas à tenir compte des sentimens communs à toute la famille humaine, que l’historien n’est pas obligé de nous offrir une fidèle image du passé, que le philosophe peut, sans manquer à sa mission, sacrifier la liberté de la pensée au désir de pacifier les esprits ou de conquérir des avantages personnels, j’accueillerai ces paroles avec dédain. Est-ce là un orgueil sauvage ? N’est-ce pas plutôt, comme je le crois, une protestation justifiée par toutes les lois de la raison ? Le génie est sans doute un don précieux ; mais le génie, sous quelque forme qu’il se produise, est toujours d’accord avec le bon sens, avec le goût, avec la vérité. Dès qu’il s’en écarte, il dégénère et change de nom. Il ne commande plus, il étonne ; il ne s’appelle plus