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puissance temporelle. Quel naïf exemple de vanité et d’arrogance éclate dans ce distique où le législateur expose à grands traits encore, et comme en passant, la hiérarchie et la valeur des castes : « Que le nom du brahmane, par le premier des deux mots dont il se compose, exprime la faveur propice ; celui du kchattrya, la puissance ; celui du vaïçya, la richesse ; celui du çoûdra, l’abjection[1] ! » Ne semble-t-il pas qu’on entende un descendant des vieilles familles brahmaniques, dont la généalogie remonte au temps des védas, s’écrier du fond du sanctuaire : C’est moi qui protège le fort ; c’est par ma permission que l’homme intelligent et laborieux amasse des richesses, que le pauvre se prosterne devant ses maîtres et qu’il ne se montre qu’à genoux ! — Voilà l’orgueil de la caste dans toute sa crudité et poussé jusqu’à l’adoration de soi-même. On se demande comment des peuples intelligens ont pu subir une pareille doctrine : c’est que cette doctrine abaissait d’abord le pouvoir royal. En le subordonnant à la loi révélée, elle opposait une barrière aux emportemens de la force brutale ; enfin elle établissait l’égalité des hommes devant la justice divine, en les montrant tous sortis des divers membres du même Dieu. Pour exprimer clairement cette pensée, Manou a recours à l’allégorie et il dit : « Or, pour l’accroissement des mondes, de sa bouche, de son bras, de sa cuisse, de son pied, le souverain Maître tira le brahmane, le kchattrya, le vatçya et le çoûdra. »

La bouche du souverain Maître, c’est la parole révélée, et elle reste bien au-dessus du bras qui ne peut faire autre chose qu’exécuter l’action qui lui est commandée par la pensée ; la parole demeure libre insaisissable, d’essence divine comme l’âme dont elle exprime la volonté. Y a-t-il une aussi grande différence entre les membres qui composent le corps social représenté ici par l’image de Brahma ? Non, certes, et si on laisse de côté l’interprétation littérale de l’allégorie contenue dans la stance de Manou que nous venons de citer, une explication plus large et plus élevée se présente à l’esprit. On y reconnaît cette vérité : la pensée qui conçoit vaut plus que le bras qui exécute ; le courage et le dévouement à la patrie valent plus que la richesse ; la richesse produite par un travail intelligent et assidu l’emporte sur le travail machinal et qui n’exige aucun effort de pensée. Cette interprétation, qui dut être celle des anciens sages, ne convient ni à Manou, ni aux brahmanes, qui cherchent dans son code de lois la sanction de leurs privilèges exorbitans. L’image employée par le législateur n’a pas cessé d’être prise au propre. Ainsi le Vichnou-Pourâna, écrit sous l’influence du principe des trois qualités ou de la triade, explique d’une manière presque identique

  1. Lois de Manou, livre ii, stance 31.