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avec leurs esclaves, puis en sortent peu après avec la fidèle Juive, en ayant seulement soin de changer quelque chose à l’espèce de disgracieux domino qui les enveloppe, et qui, inventé par la jalousie, se prête admirablement aux ruses de l’amour.

Il se passa à Tunis en 1847, dans le domaine des aventures galantes, un fait qui occupa beaucoup le pays et qui manqua tourner au tragique. Quelques jeunes Européens, dont l’un était attaché au consulat général de France, entretenaient depuis assez longtemps des relations avec des femmes musulmanes d’un rang convenable. Pour plus de sûreté, ces femmes se rendaient chez la Juive qui les servait dans leurs amours, et la elles prenaient des habits d’homme taillés à l’européenne. Ainsi déguisées, elles allaient trouver leurs amans dans une autre maison. Or il arriva un jour que, par suite d’une indisposition, une de ces dames manqua au rendez-vous. Son amant, qui était le plus jeune et le plus ardent de la bande joyeuse, s’en montra si contrarié, que le jour du rendez-vous qui devait suivre celui-là, l’indisposition de la jeune dame mauresque continuant, la Juive s’avisa de la remplacer par une courtisane assez distinguée pour que cet acte de contrebande ne fût pas trop reconnu. Lorsque cette fille se vit transformée en jeune garçon roumi[1], hardie comme les personnes de sa profession, elle persuada aux femmes avec qui elle se trouvait mêlée de traverser un bazar pu souk très fréquenté pour se rendre dans la maison où elles étaient attendues, au lieu de prendre par les rues désertes que leur faisait suivre ordinairement la prudente Juive. Celle-ci s’opposa vainement à cette extravagance. Voilà nos folles en plein bazar musulman, se décelant par leurs formes rebondies et par cette démarche traînante et dandinante particulière aux Mauresques. Les marchands se mettent d’abord à chuchoter, puis ils s’attroupent, viennent les regarder sous le nez, et ne doutant plus que ce ne fussent en effet des femmes, se disposent à les arrêter. Heureusement pour elles, il y eut un moment d’hésitation, causé par les observations de quelques boutiquiers qui craignaient d’avoir quelque méchante affaire avec les chrétiens, si nombreux et si influens à Tunis, car ils devinaient aisément où allaient ces femmes. Celles-ci en profitèrent pour courir à la maison qu’elles connaissaient bien, et, comme la nuit commençait à se faire, on les perdit de vue ; mais la courtisane, qui ne connaissait pas encore cette maison, et la Juive, qui, (étant dans un état de grossesse très avancé, ne pouvait courir, furent arrêtées. Le lendemain était un jeudi, jour de grande réception au Bardo. Le muphti s’y rendit en grande pompe, et là il conjura le bey de venger

  1. Les Arabes de l’Afrique désignent ainsi les chrétiens. Il est presque inutile de dire que cela signifie tout simplement Romain.