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honneur l’Armide et l’Orphée de Gluck par exemple, il ne laisserait pas aux chanteurs le soin de deviner les intentions du compositeur ; il appellerait pour diriger les répétitions un maître de chant initié à tous les secrets du style musical. Ce qu’on ferait pour Gluck, je demande qu’on le fasse pour Molière. Est-ce donc me montrer trop exigeant ? Entre les comédies nouvelles et les comédies du XVIIe siècle, il y a si peu d’analogie, que les comédiens, fussent-ils animés du zèle le plus ardent, pourraient facilement prendre le change sur le sens du Misanthrope ou de l’École des Femmes. La liberté absolue dont ils jouissent dans l’interprétation de l’ancien répertoire a dû refroidir leur zèle, et encourager la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Il me semble expédient aujourd’hui de leur enseigner tout à la fois la modestie et la signification des œuvres anciennes.

L’amour-propre des comédiens sera réduit au silence, pour peu que le directeur du Théâtre-Français prenne à cœur la tâche qui lui est imposée. Les fonctions délicates dont il est chargé l’obligent à tenir compte des caractères. Sans cette précaution, il n’arriverait pas à gouverner. Qu’il essaie donc de prouver à ses administrés que la meilleure manière de représenter les comédies de Molière est de s’en rapporter aux lettrés sur le sens de ses personnages. Pour donner son avis en pareille matière, il n’est pas nécessaire de posséder la pénétration d’un OEdipe. Une clairvoyance ordinaire suffit pour résoudre toutes les questions qui peuvent se présenter. Toutes les traditions invoquées par les comédiens seront réduites à néant, dès qu’on voudra les examiner avec bonne foi. Les conséquences de la réforme que je sollicite ne se feraient pas longtemps attendre. L’ancien répertoire, mieux compris et mieux rendu, relèverait le goût des spectateurs, et lorsque le public se serait familiarisé avec les grands ouvrages simplement conçus, écrits dans une langue harmonieuse et hardie, les écrivains dramatiques sentiraient plus vivement le besoin d’étudier ces beaux modèles. On n’aurait pas à redouter le danger de l’imitation, car il n’y a pas de procédés connus pour jeter une idée nouvelle dans le moule du Misanthrope ou de Cinna. Si c’est là le danger qu’on redoute, les partisans de l’originalité peuvent se rassurer. Pour penser, pour écrire comme les maîtres, il faut interroger, comme eux, l’histoire, la philosophie, la société, et l’intelligence enrichie par cette triple étude connaît trop bien ses forces pour abdiquer sa liberté. Ainsi ma pensée se résume en trois points. Que le directeur du Théâtre-Français oblige les comédiens à rendre fidèlement la pensée de Molière : cette réforme profitera aux spectateurs, et la littérature dramatique de notre temps placera plus haut le but de son ambition.


Gustave Planche.