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Chacun se tait pour ne pas paraître singulier. Si quelqu’un se permet d’élever la voix, on le traite d’original, et pour bien des gens, c’est un cruel reproche. Pour bien vivre, c’est-à-dire pour vivre tranquillement, il faut s’appliquer à copier tout le monde. Penser par soi-même, exprimer sa pensée sans consulter personne, est une conduite dangereuse ; le moindre mal qui puisse vous arriver en pareille occasion est de passer pour mal élevé. Juger par soi-même ! y pensez-vous ? Mais si tout le monde s’avisait de suivre un tel conseil, que deviendraient les convenances ? que deviendraient les opinions accréditées ? On n’entendrait de tous côtés que des pensées discordantes. Dans une société bien réglée, il ne faut qu’une seule pensée comme une seule monnaie. Que chacun s’efforce de ressembler à son voisin, et tout va bien. Qu’un esprit mal fait s’avise de parler à sa guise, et tout se dérange. Eh bien ! au risque de tout déranger et de m’attirer les reproches des spectateurs bien élevés, je dis que les comédiens du Théâtre-Français interprètent Molière d’une façon infidèle.

Ce qui arrive ne doit étonner personne. On a tant répété que les acteurs créaient les rôles confiés à leur intelligence ! Comment n’auraient-ils pas pris cette parole au sérieux ? Ils croient de bonne foi que les vers ou la prose, avant de passer par leur bouche, n’ont guère plus de valeur qu’une ébauche. Quand il s’agissait de Talma, on pouvait dire sans exagération que le comédien était pour moitié dans l’œuvre du poète : je ne vois personne aujourd’hui qui mérite un pareil éloge ; mais les acteurs applaudis se prennent volontiers pour les égaux de Talma, et lorsqu’ils jouent l’ancien répertoire, tout en affirmant qu’ils possèdent la vraie tradition, ils ne s’interdisent pas le plaisir de l’interpréter à leur guise. Avec un peu plus de modestie, ils reviendraient facilement à la vérité. Qu’ils se donnent pour les collaborateurs des écrivains habitués à l’improvisation, qui se contentent d’indiquer leur pensée et ne prennent pas le temps de la développer, ce n’est pas là un sujet de reproche. Quand ils sont chargés de représenter un personnage conçu à loisir, dessiné avec un soin scrupuleux, leur tâche devient plus difficile, et leurs droits sont rigoureusement limités. Ils n’ont pas à compléter la pensée de l’auteur, et si d’aventure ils s’attribuent cette mission, il est à peu près certain qu’ils la mutileront, ou qu’ils lui donneront un sens inattendu, un sens contredit par l’ensemble de l’ouvrage. Un tel sans-façon ne doit pas se perpétuer. Si l’on veut que le Théâtre-Français garde son rang et son autorité littéraire, il faut absolument que les comédiens s’habituent à croire que les œuvres de Molière, de Corneille et de Racine sont achevées depuis longtemps et depuis longtemps comprises, qu’elles n’offrent pas un passage d’une signification douteuse, et qu’il y a témérité à vouloir leur don-